Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Monograme 55-59 / Eldorado de la méduse #article

Août 2017, MoMA de New York, l’exposition Robert Rauschenberg : Among Friends expose de nombreuses sérigraphies au mur qui ne sont pas sans rappeler celles de Wharol vue à l’étage précédent. Pourtant ce qui attire notre regard c’est tout de suite la chèvre couronnée de son pneu au centre de la pièce. Nous contemplons, intrigués et fascinés, Monograme 55-59

C’est un sentiment similaire qui nous gagne lors de la visite de l’exposition de Denis Brun : How Creep is Your Love devant le tableau en trois dimensions de l’Eldorado de la méduse. On peut se demander si cette attirance spontanée pour ces deux oeuvres n’est pas liée à un flux d’informations immédiat que le spectateur reçoit sans qu’il n’y ait été préalablement préparé. 

Robert Rauschenberg est un acteur majeur de la scène artistique américaine. Son oeuvre est au carrefour du Dadaïsme et du Pop Art sans pour autant appartenir véritablement à aucun courant. Il a d’abord été connu pour ses tableaux gommés (le plus célèbre : une toile de Kooning effacée) puis pour ses sérigraphies de la société américaine. Il pratique toutes formes d’art, de la peinture à la gravure, en passant par la photographie, la chorégraphie et la musique. C’est un premier rapprochement avec l’oeuvre de Denis Brun, artiste marseillais qui assume des pratiques artistiques aussi diverses que la peinture, la musique, la vidéo, la « basse-couture », la photographie, le dessin, l’écriture et la céramique.
La pratique interdisciplinaire est effectivement inhérente aux deux oeuvres que nous étudions.
Monograme 55-59 mêle peinture, collage d’objets du quotidien et taxidermie :
– Une chèvre est debout sur une toile peinte et posée à l’horizontale. Un pneu de voiture l’enserre à la taille. Sa tête est peinte. Autour d’elle sont disposés plusieurs objets du quotidien.
L’Eldorado de la Méduse ajoute à ces techniques une bande-son :
– Un montage de ballon ayant chacun une signification forte reproduit le tableau de Géricault. Certaines poupées dégonflées évoquent les morts de la toile originale tandis que d’autres, encore debout, tendent vers le ciel. Hommes et animaux gonflables s’entremêlent autour du mat évoquant une arche de Noé multicolore.

Ces deux oeuvres totales sollicitent le regardeur par la multitude d’objets et de techniques présentées. On reconnaît une filiation avec les Ready-Made de Duchamp dans ces objets du quotidien qui, une fois transformés, font art. Dans Monograme 55-59, le pneu est utilisé comme pour rappeler la très célèbre Roue de bicyclette. Pour autant ces sculptures sont bien plus complexes que les objets de Duchamp, souvent modifiés au minimum. Ici tout s’entremêle et ne se détache et surgit que dans la rétine du spectateur. 

Les deux oeuvres montrent une volonté de sortir de la toile, du cadre. La chèvre s’est relevée en trois dimensions de la toile sur laquelle elle aurait pu être peinte. L’Eldorado de la Méduse est une reproduction en volume du tableau de Géricault. Cette volonté d’aller vers le spectateur, de tester les limites du cadre était déjà présente en 1470 dans L’Annonciation de Francesco del Cossa où un escargot rampe sur le bord du cadre. Il ne fait pas partie de la scène, il est posé là comme le coq au-dessus de l’Odalisque de Rauschenberg cinq cents ans plus tard. Il ne faudra que quarante ans à Damian Hirst pour à nouveau bousculer les limites du cadre, reprendre l’animal de Rauschenberg et le glisser dans le formol pour son oeuvre Loin du troupeau. Comme dans L’Eldorado, les perspectives sont renversées.
Rosalind Krauss résume très bien cette idée : « Dans l’œuvre de Rauschenberg, l’image ne repose pas sur la transformation d’un objet, mais bien plutôt sur son transfert. Tiré de l’espace du monde, un objet est imbriqué dans la surface d’une peinture. Loin de perdre sa densité matérielle dans cette opération, il affirme au contraire et de manière insistante que les images elles-mêmes sont une sorte de matériau ».
Après avoir été assailli par les matériaux et bousculé par les perspectives, c’est un choc intellectuel qui attend le spectateur. Les deux artistes ont pris soin d’entourer leurs productions d’une mythologie pensée et élaborée. Ainsi on dit que Rauschenberg aurait eu une chèvre mascotte étant enfant et que son père l’aurait tuée, qu’il aurait habité à côté d’une usine de pneus, qu’il aurait acheté la chèvre quinze dollars dans un magasin de fournitures de bureau. Tout cela est invérifiable et varie en fonction des versions. Ce n’est finalement que d’un moindre intérêt par rapport à l’oeuvre en elle-même, mais Rauschenberg joue avec son public et, par cette histoire de fantôme de l’enfance, donne à sa chèvre une dimension mystique. Brun, lui, écrit l’histoire délirante d’Alice désabusée par son retour du pays des merveilles, qui voudrait s’enfuir sur ce radeau. Dans les deux cas, l’oeuvre n’a plus valeur d’objet, mais devient la porte ouverte vers un imaginaire qui happe le spectateur.
Les stimuli mentaux ne s’arrêtent pas là. Certains éléments frappent l’inconscient du spectateur et le renvoient à quelque chose d’une conscience collective. Dans Monograme 55-59, l’exemple le plus frappant est sans doute la tête de la chèvre qui semble créée comme un masque peint. Toute une dimension symbolique s’offre alors au spectateur : on peut parler de la chèvre comme sacrifice religieux, de ses cornes comme attribut de Satan, et même de la dimension matrimoniale de l’animal (le mythe d’Amalthée, la chèvre qui allaita Zeus). Le masque de chèvre est devenu un élément pop tout comme les ballons gonflables de la sculpture de Denis Brun : les smileys, la poupée gonflable… Comme dans le dessin d’Andy Singer, Invading new market, Brun se sert des icônes populaires pour mieux parler de nos représentations inconscientes de la société. Pour Robert Rauschenberg « un tableau ressemble davantage au monde réel s’il est réalisé avec des éléments du monde réel ». Denis Brun s’inscrit dans le même courant de pensée et joue justement sur la réactualisation d’un tableau mille fois détourné par l’utilisation d’éléments du monde réel, du monde présent.

Les deux sculptures questionnent en nous quelque chose de notre rapport à l’art. Le premier message, sûrement trop simplement véhiculé par les deux oeuvres, semble être écologique. La chèvre étouffée par le pneu comme certains animaux marins par des sacs plastiques. Le radeau de la méduse flottant dans le bassin du parc Borely représentant le naufrage de la consommation plastique. Une fois énoncées, ces thèses apparaissent rapidement comme trop superficielles. Les deux sculptures ne se veulent pas moralisatrices. Ce sont des photographies à l’instant T, factuelles. Quand Rauschenberg réalise Rétroactive II, il représente le président Kennedy, les astronautes, la monnaie, il n’y a pas de jugement de valeur, les éléments s’entremêlent et reconstituent une image de la vie américaine en 1964. C’est le même principe dans Monograme 55-59 : la chèvre, la balle, le pneu, la toile, s’entremêlent comme un monogramme et forment la vie telle qu’elle est aujourd’hui. L’Eldorado de la Méduse est loin d’être aussi sombre que la toile originale. Il vomit toutes les couleurs, surmonté d’un drapeau-sourire. La destination est connue et attrayante. Il n’est pas non plus question de fausse naïveté, mais simplement de présenter notre vie telle qu’elle est.
Dans un entretien avec André Parinaud, Rauschenberg dit « [qu’il a] employé des matériaux autres que la peinture, afin qu’on puisse voir les choses d’une manière neuve, fraîche. ». Ainsi la recherche de la nouveauté est elle même suffisante à expliquer la démarche des artistes. Créer quelque chose de nouveau qui marquera, restera, survivra? Dans sa note d’intention sur Alice, Denis Brun ne parle pas d’écologie, mais de s’enfuir dans un autre monde, un eldorado. Le voyage vers cet eldorado passe par le plastique. Peut-être ne faut-il pas voir l’oeuvre comme la relique inerte d’un voyage déjà effectué, mais comme l’invitation active à refaire le voyage à son bord. L’oeuvre n’est pas objet, mais passage qui survit par l’entremêlement de plastiques, matériau impérissable. Le plastique protège l’Eldorado de Brun comme le pneu protège la chèvre de Rauschenberg.
Les deux oeuvres ôtent toute limite à la portée de leurs créateurs par leur propension à créer chez le spectateur un creux dans lequel ils pourront se nicher. 

Les deux oeuvres ont pour volonté d’établir un dialogue entre le spectateur et le monde qui l’entoure. Rauschenberg et Brun ont tous deux créé de Nouveaux Mondes plastiques extrêmement complets et complexes qui raisonnent de manière différente, où chacun interprète, visualise, voyage, conscientise. Le choc visuel est instantané, mais il ne suffit pas. Il est immédiatement soutenu par des stimuli mentaux et sensitifs. Les deux sculptures sont donc en tout point comparables autant par leurs procédés de création matériels que par leurs inspirations et leurs impacts.

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