Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Oedipe par Bob Wilson, souvenir pour que ce spectacle encore résonne #Critique

Ce samedi 22 juin 2019, les comédiens de Robert Wilson donnaient l’une des deux représentations de leur Oedipe, basée sur la tragédie de Sophocles, au Théâtre Antique D’Épidaure. Ce samedi rassemblait donc assez de bonne raison pour descendre d’Athènes dans le sud et assister à une première expérience du Théâtre de Wilson.

L’écrin

Le Théâtre d’Épidaure a été construit au IVe siècle avant J.C au sein du sanctuaire d’Asclépios, un centre médical grec. Le théâtre est réputé pour son acoustique qui pousse tout les touristes qui visitent le lieu à se placer au centre de la scène et à l’extrême gradin tout en hauteur pour vérifier si comme on le dit : même un murmure s’entend aux derniers rangs. Pour arriver au théâtre, il faut traverser le parc aux grands pins, monter de haute marche de pierre. Penser que décidément beaucoup de spectateurs ont dû faire ce trajet avant nous. Que ce théâtre a dû en voir des spectacles et que ce doit être le plus dur des critiques présents ce soir-là. Enfin s’assoir sur ces bancs de pierre, constater que le cadre est sublime mais que c’est tout de même relativement inconfortable.

C’est à peu près à cette même période, en 425 av. J.-C, que Sophocle aurait écrit la tragédie d’Oedipe-Roi. Elle débute alors qu’Oedipe a vaincu le Sphinx, tué son père, est devenu roi de Thèbes, a couché avec sa mère, Jocaste, et lui à donné quatre enfants. La tragédie déroule la prise de conscience d’Oedipe, l’oracle qui avait prévu avant sa naissance qu’il tuerait son père et épouserait sa mère avait vu juste, évidemment il ne pouvait échapper à son destin. Jocaste se suicide, Oedipe se crève les yeux. Aujourd’hui Oedipe à dépassé son seul statut de héros tragique grec, Freud en a théorisé un complexe, c’est devenu une figure populaire.

Par contre c’est au Texas en 1941 qu’est né Robert Wilson. À vouloir échanger dans une voiture avec une jeune étudiante en théâtre grecque il faudra constater que Bob Wilson est bien le seul metteur en scène connu des deux parties. Peut être l’un des seuls à la carrière vraiment internationale : des spectacles comme Einstein on the Beach en 1976, La Flûte enchantée en 1991, Madame Butterfly en 1993 ont fait le tour du monde. Wilson travaille un théâtre visuel aux teintes sombres et lisses, ses scénographies très identifiables, souvent impressionnantes, sont sa marque de fabrique.

Wilson a créé ce spectacle dans le cadre d’un partenariat entre l’Italie et la Grèce, dans le théâtre antique de Pompéi, l’année dernière. C’est la proposition d’une confrontation entre l’esthétisme très singulier de Wilson et l’imposante présence de ces lieux ouverts et chargés d’histoire.

Le souvenir

Le théâtre est en « C », allongé sur sur une colline, il se remplit de spectateurs qui s’entassent, se serent, sans accoudoirs ni dossier, tous sont très proche. En fond de scène, deux grand panneaux découpent la limite du théâtre, ils servent de support aux projections des couleurs dégradées infinies de Wilson. Entre ces deux panneaux une lumière ronde comme un oeil dans la nuit. Un ponton relie cet oeil à une scène rectangulaire surélevée. Dans l’espace entre les panneaux et la scène rectangulaire des pierres antiques, les vraies ruines du théâtre, sont aussi mises en scène par des éclairages Wilsonnien. La scène rectangulaire est délimitée par deux néons qui accentuent une sensation de couloirs. Devant cette scène rectangulaire, à même le sol de l’orchestre, l’arrondie est recouverte d’un voile noir.

Comment faire entrer ses spectateurs dans l’espace de la représentation ? Claude Regy proposait une lente descente en silence dans des salles sans éclairage, une longue attente, un dépouillement par couche. Bob Wilson, tout de suite après l’annonce nous priant de ne pas prendre de photo, envoie une bande sonore cacophonique de saxophones saturée. Le son est très fort, trop fort, à peine supportable, mais dure encore, dépasse les stades de la surprise, de la gêne, du commentaire, se termine par une longue note de plusieurs secondes suraiguës. Quand le signal sonore s’arrête enfin chacun retient souffle, suspendue, le spectacle peut commencer.

Pour le premier tableau, une actrice Λυδία Κονιόρδου, s’avance seule dans l’espace de l’orchestre drapée d’une grande robe noire. Λυδία Κονιόρδου – ancienne ministre de la Culture et fidèle collaboratrice de Wilson – offre une performance toute en nuance de voix. Elle conte, déclame, monte, chante, puis invoque dans des tremblants graves. Durant toutes les premières minutes suspendues du spectacle, elle assume à sa seule voix le paysage sonore sans les effets qui prendront le relais par la suite. Derrière elle, le couloir en trois dimensions joue à n’en avoir plus que deux. Les acteurs de profil ou de face prennent des poses stylisées et ce soir en Grèce ce ne sont plus les ombres caractéristiques de Wilson qui se déplacent lentement sur scène mais bien une frise, peut être celle du Parthénon, revisitée et qui prend vie. Quand on visite aujourd’hui ce temple antique, à Athènes, il ne reste quasi rien de la splendeur qui dû être la sienne, la sculpture de marbre et d’or d’Athena à été pilier, le temple détruit, et la frise éparpillée aux quatre coins de L’Europe façon puzzle. En 1801, la Grèce est occupée par les ottomans et la frise mythique du Parthénon est arrachée au pied de biche et repartie dans plusieurs musées, la moitié au British Museum, à Londres. Mais avant cela elle était bien là racontant les mythes et légendes avec des images en mouvement, magnifiquement sculptée , les sabots des chevaux en suspensions, flottant comme flotte la frise vivante de Wilson qui défile devant nos yeux.

Pour un second tableau, on amène des plaques de métal que l’on pose au sol de la scène rectangulaire. Cinq plaques et cinq hommes, celui du centre prend en charge la parole ponctuer de frappe du pied sur la plaque de métal. Le son de gong capturé par un micro invisible fait résonner encore et encore les vibrations dans tout le théâtre. Bientôt les quatre autres hommes rajoutent le bruit fracassant de leur propre pied contre le métal.

À un autre moment les nappes de saxophone qui se faisaient entendre depuis le début du spectacle prennent un corps en costume blanc qui vient jouer seul dans l’orchestre une mélodie entêtante pleine de réverb qui se répond à elle même.

Tout ne pourra pas être raconté ici, tout ne sera pas forcement aussi fort que ses débuts, il y aura un choeur de pompon boy avec des branchages, une transition jazz violacée, un roi et une reine en costume sur la même phrase répétée plusieurs fois dans toutes les langues du spectacle, des chaises placées puis jetées par terre, le noir, les criquets, les applaudissements.

L’expérience

Quiconque s’est renseigné sur Bob Wilson connait ses teintes de couleur dégradées, ses costumes en carton pâte sorti de contes fantastiques, son travail sur les ombres, les masques, la lenteur. Tout est présent et c’est beau. Aussi beau en vrai que ça l’était sur Google Image, c’est presque un problème. Quel est l’intérêt du théâtre s’il peut être vu à travers un écran ? Mais Wilson prend à revers tous ceux qui pensaient voir une succession de tableau esthétique et propose une expérience immersive totale.

Le Théâtre d’Épidaure est le sujet du spectacle, c’est lui que Wilson met en scène. Les arbres qui dépassent des panneaux sont accentués par des projecteurs vert fluo pour s’accorder aux teintes de son univers. Les espaces « en ruine » du théâtre sont assumés et même accentués par d’imposantes pierres colorées au projecteur comme le décor de la scène. Mais surtout Wilson travaille l’acoustique du lieu avec une virtuosité vertigineuse. On entend des sons très forts et proches à droite, avec de la réverbération en face à gauche, puis des sons métallique du haut du théâtre et des cris, des choeurs de saxophone comme au loin sur une montagne voisine, et dans le silence et le noir on entend les criquets. L’expérience sonore immersive que propose Wilson est d’autant plus bluffante après avoir constaté à la représentation de Norma dirigée par La Fura dels Baus au théâtre antique d’Athènes deux semaines auparavant de la difficulté d’occuper l’espace sonore de ses lieux. Il n’est pas question d’écoute – on entend tout – mais d’immersivité, le théâtre est ouvert et le son ne stagne pas, il monte pour atteindre les oreilles de tous les spectateurs. Et aussi forte que puisse avoir été la performance des cantatrices le son venait d’une source et se dissipait aussitôt sans laisser le temps de réellement se baigner dedans. Wilson propose un jacuzzi tout option. L’écoute est attirée par un son, tend vers celui-ci, s’éloigne mais d’un seul coup est rattrapée attirée dans une direction inverse. Ce rodéo, ce corps à corps immatériel se fait sans aucune conscience, le cerveaux est liquéfié, ne pense plus, le regard trop occupé par les tableaux aux teintes hypnotisante. Tout se joue dans le monde immatériel sonore. Déjà l’assourdissante introduction nous y avait préparé.

Il n’y a pas de temps, la technologie des projecteurs, des micros, des sons électroniques de Wilson se mêlent aux antiques pierres, à l’antique tragédie. Il n’y a pas de lieux et l’on parle aussi bien grec qu’anglais, allemand, italien, français. Rien n’est compris de ce qui est dit mais les langues et les sonorités chantent, s’entremêlent et on ne sait plus à un certain moment si on parle finalement ce multilangage ou si c’est juste qu’un passage était en français. Certaines phrases, certaines suites de son, sont répétées, dispersées dans le spectacle, créant une impression de déjà vu, de boucle temporelle. On est perdu, à la fois en suspension et en mouvement.

C’est quand il rappelle que c’est une représentation de « théâtre contemporain » (avec les chaises pliables par exemple), ou qu’il force sur les clichés des représentations fantastiques (les rires maléfiques « mouahahahah » qui reviennent souvent, certains costumes) que Wilson est peut être le moins intéressant puisqu’il ramène le spectateur à lui-même, à ce qu’il connait de son monde. Quand il invente une nouvelle manière de raconter son mythe universel, il s’adresse à tous avec finesse, il n’y a plus rien à penser, il faut juste se laisser porter, se décomposer dans l’atmosphère du monde.

« G. W. F. Hegel a écrit : la voix a pour caractéristique de se perdre en s’extériorisant. Une fois émis, le son disparaît, dévoré par l’air. C’est pourquoi les Romains de l’Antiquité laissaient dans les funérailles les femmes pousser des cris plaintifs, dépourvus de toute signification, afin que la douleur en elles devînt quelque chose d’étranger à elles. Dans l’évocation vocalisée, répétée sans finir, elles extraient leur douleur et en font quelque chose d’objectif, quelque chose qui vient faire face au sujet resserré sur soi ou plié sur sa souffrance. L’objectivation propre à la musique chorale consiste dans une voix insensée jetée hors du corps. Celui qui a subi la perte rejoint le perdu au sein de son gémissement ; il quitte son corps et se décompose dans l’atmosphère du monde. »1

A peine sorti du théâtre déjà la musique m’avait quitté, déjà il m’était impossible de me souvenir vraiment ce qui m’avait berçé une heure vingt durant. Le son avait disparu, il ne m’en restait que des sensations. Alors les écrire vite, les fixer sur le papier pour que ce spectacle encore résonne.


  1. Quignard, Sordidissimes, Grasset, 2005  

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