Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

1.2. Mémoire de geste vocal

Cet article est un extrait de mon mémoire de Master : "L’acteur de la Voix, de la vibration au mouvement".

Document PDF : MEMOIRE_MAVROMATIS


Nous sommes hantés par des voix de théâtre, des moments, des éclats, des gestes. Parfois, c’est une sonorité particulière, d’autre fois une projection spécifique, d’autres fois encore et tout simplement la bonne voix au bon moment. Quelles sont les voix de théâtre qui nous restent en mémoire ? Peut-être pas seulement individuellement, mais collectivement. Une fois encore il ne sera pas possible d’être exhaustif et certainement le lecteur s’inquiétera d’inévitables oublis. Mais proposons ici de dresser un paysage de voix dont le souvenir a traversé les années jusqu’à venir s’inscrire dans ce texte.

a) Voix marquante, voix marquée

Nous venons d’évoquer les voix de Ludmila Mickael et de Jeanne Balibar. Surtout comme un fil rouge, celle d’Artaud que l’on entend entre autres dans Pour en finir avec le Jugement de dieu1. Nous pourrions alors parler de Phillipe Clévenot qui, en 1995, reprend la conférence d’Artaud de 1947 au vieux colombier dans Histoire vécue d’Artaud-Mômo2. Pour Georges Banu il est « L’acteur générationnel par excellence. Unique à sa manière»3. C’est-à-dire un acteur singulier qui ne s’est pas démarqué, comme beaucoup d’autres, par une relation particulière à un metteur en scène. Qu’est-ce qui rendait si unique la voix de Phillipe Clévenot ? Sa tonalité dans un même temps grave à l’extérieur et aiguë à l’intérieur ? Sa bouche, ses lèvres rouges et pulpeuses ? Parions que c’est son flux de parole lent et soigné qui lui permettait de jouer avec les voix qu’il incarnait. « L’interprétation » ou la restitution du texte d’Artaud pose problème : là encore il n’est pas question de singer Artaud, mais d’en tirer l’essence. La voix de Clévenot n’est pas du tout la même que celle du poète, plus sage sûrement. Pourtant, à écouter cette conférence on entend comme à travers un voile pudique Artaud-Mômo conter son histoire. Ce serait ainsi la décomplexion du flux de parole propre à Philipe Clévenot qui laisserait suggérer les intonations de celui qu’il parle ou fait parler. C’est cette même décomplexion qui rendait sa lecture de Jouvet dans Elvire Jouvet 404 en 1986 tout aussi naturelle alors que paradoxalement très éloignée d’Artaud. Comme si Clévenot, au lieu d’imiter la voix, calait ses battements de cœur sur le rythme des textes dont il rend compte. Georges Banu parle de « retrait » au sujet du jeu de Clevenot5 et Yann Boudaud dans un entretien donné à Christophe Triau avoue : « Moi je n’en suis pas au point de lâcher prise d’acteurs comme Clevenot ou Roussillon : des acteurs fantastiques, ils sont là ils rentrent et ça s’envole. »6 Quand Yann Boudaud parle du lâcher prise on entend en effet le rythme de Clévenot celui de Jean-Paul Roussillon aussi, mais du Roussillon vieillissant7 dans l’abandon d’un corps grossi, d’un visage toujours suant, et d’une voix elle aussi aux accents aigus. Sa diction n’était pas parfaite, loin des académismes d’une ancienne comédie française. Pour Georges Banu, Roussillon est de ces acteurs dont la « voix se dérobe à la norme et s’affiche comme signature phonique»8. À l’inverse de Clévenot l’âge a transformé le dire de Roussillon. Nous l’écrivions plus haut : la voix témoigne d’un vécu. Dans combien de voix persistent à l’écoute les volutes de fumée ou les vapeurs d’alcool qui, d’excès en excès, les ont usées au point de les rendre uniques ?
On pense par exemple à la non-voix de Jeanne Moreau en 2011 lisant Jean Genet à Avignon9, tout était résonance gutturale dans cette voix qui n’en était plus une. Le fantôme d’une voix. On pense à cette même voix se mêlant à celle de Sami Frey dans Quartett d’Heiner Muller dans la Cour d’honneur en 200710. Dans la voix de Moreau, on entendait les années passées, la séduction persistante, l’amusement et le paquet de clopes quotidien. On entendait tout ça, mais pas la maladie, pas la laryngite chronique dont elle était atteinte. Sa voix ne lui semblait pas imposée, mais presque comme un choix. C’était un outil de plus à sa disposition. Loin de souffrir sa voix ou de nous la rendre douloureuse, elle l’assumait et en jouait. Une voix marquante est une voix marquée, par l’âge ou par les excès, par les accidents. Ce n’est pas par hasard qu’elle lisait les textes de Genet et Müller : deux oeuvres belles et sales, rugueuses et dérangeantes, choquantes à leur époque tellement en désaccord avec l’image que l’on aurait pu se faire de l’idole Jeanne Moreau ou de la diva vieillissante. En fait, à travers sa voix usée tout était intact de la diction de sa jeunesse : les « r », les « s » restent, la lenteur et la manière de formuler aussi. Jeanne Moreau n’interprète pas, ça lui serait impossible, le public vient la voir elle, elle ne peut faire croire qu’elle joue autre chose. Elle lit et à travers sa voix se mêlent les lignes du temps : le souvenir de la jeunesse de cette actrice, la dérangeante beauté des fantômes de cette voix, les mots crus qu’elle prononce. L’auditeur qui n’aura pas vieilli avec elle entendra tout de même sa voix chargée de son vécu. Georges Banu, lui, témoigne de ce qu’il entend lorsqu’il revoit, sur scène, « nimbée d’une aura » : Jeanne Moreau11.
Parmi les maladies qui touchent les acteurs il y a l’anorexie. Celle de Laurent Terzieff, peut-être la plus marquante de toutes pour l’image qu’elle laissera de ce visage à la beauté sculptée. Cette énergie, cette force au plateau d’autant plus impressionnante qu’elle était en rupture avec son apparente faiblesse. On aura ainsi vu Terzieff cabotinant de tout son corps, de toute sa voix dans Philoctète12 trois mois avant sa mort. Une sorte de centaure Pasolinien ou plutôt de Puck à la nostalgie shakespearienne. En tout cas une voix très physique, une voix qu’il voyait toujours comme un mouvement, un geste. Il l’affirmait lui-même dans le Grand Entretien que l’INA lui consacra : « La voix, ça fait partie du corps. D’ailleurs, Valéry disait une chose : ‘‘la voix, c’est ce qui résume le plus un corps humain’’. C’est assez juste. »13. Chez Terzieff, ce qui marque le plus c’est peut-être l’incompatibilité paradoxale entre un corps amaigri et une puissante voix large à la Jacques Brel, une introspection Balachovienne et un jeu totalement incarné. Il reste dans la voix de Laurent Terzieff un magnétisme qui fascine et raconte toute l’histoire d’une diction propre à un théâtre privé exigeant rive gauche dans les années 80.

b) Visage de voix

Écrivant sur le visage de Terzieff, son masque, et sur la bouche de Clévenot, ses lèvres rouges, on en vient à se demander quel lien existe entre la mémoire que l’on a d’une voix et la bouche, le visage qui l’a produite. Se souviendrait-on ainsi de Martin Wuttke dans le Arthur Ui mis en scène par Heiner Muller14 sans sa langue rouge vif pendante à la vue de tous ? Son souffle haletant comme celui d’un chien prêt à mordre reste d’autant qu’elle était ainsi imagée par le rouge vermeil. Le souvenir de la voix présente à nos oreilles dans sa matérialité sonore provoque parfois chez l’auditeur une image visuelle très forte de la bouche qui l’a produite.
On se souvient aussi de la bouche baguée de Lars Eidinger éclairée par son micro pendu au centre du podium dans le Richard III15 mis en scène par Thomas Ostermeier. Yannick Butel dans sa critique du spectacle ne dissocie pas la bouche de la voix de l’acteur : « Lars Eidinger, sourire en coin, voix de velours masquée, celui dont personne n’imagine que sa bosse molletonnée abrite un fiel, entre dans la danse et la course au pouvoir. »16 Lars Eidinger travaille à contre temps de la musique très rythmée, il va lentement et fait sonner la langue allemande dans un doux chuintement. Cette bouche sale mise en lumière par l’objet même qui met en scène la voix soignée de l’acteur fait comme synthèse de la pièce. Richard III, l’assassin des héritiers, plus laid encore à l’intérieur qu’à l’extérieur qui va, par le discours, faire oublier, berner, voiler, ce qui est pourtant à la vue de tous.
Les lèvres, la langue aussi le regard. Celui de Claude Degliame perdu dans un horizon qui confère à sa voix quelque chose de lointain. Encore l’année dernière, au théâtre Joliette-Minoterie, à Marseille, dans Aglaé17. Ce regard et cette voix, Claude Régy en parlait déjà il y a vingt ans :

« On croit que c’est nous, spectateurs, qu’elle fixe, mais elle fixe toujours quelque chose d’autre de son regard minéral, comme si elle avait devant ses yeux une hallucination dangereuse et constante, qui est en elle et au-delà d’elle. On croit voir ce regard encore, mais en fait, il y a quelques secondes déjà qu’elle nous tourne le dos. Son regard est resté dans l’air bien après qu’il a disparu, un peu comme le chat de Cheschire, dont le sourire luisait encore entre les branches d’un arbre après que le chat, lui, se fut effacé dans la nuit. […]
Elle est totalement étrangère à sa voix, à son corps. Ils lui font peur. Elle tremble.
Dans « Grand et petit » elle ne jouait pas. Elle se décrivait elle-même, en décrivant la manière dont le monde lui apparaissait. Elle disait : « La ville entière glissait du flanc de la montagne, était précipitée dans le fleuve, et moi, toute petite, là dans la salle de séjour du vieux Birkholz… ». Sa voix somptueuse, elle s’en fout. D’ailleurs, cette hésitation qui habite ses mouvements comme si jamais aucun ne pouvait être le bon, le définitif, habite aussi sa voix, tour à tour sombre et claire, mâle et femelle, blanche et chaude, aux propositions multiples.
Elle disait à la fin de « Par les villages » : « Allez éternellement à la rencontre ». C’est ce qu’elle fait. »18

c) Voix insupportables

Une autre voix mâle et femelle c’est celle de Dominique Valladié. Une voix qui fut choisie par Claude Régy pour envelopper Le Criminel, téléfilm jamais diffusé et l’une des seules adaptations de ses spectacles en film19. Une voix narrative, invisible, qui accompagne les autres acteurs silencieux sur scène. Dominique Valladié prend ainsi la voix du public, elle parle à leur place plus géographiquement que symboliquement parlant. Mais plus encore on gardera le souvenir de la dualité présente dans la voix de Dominique Valladié, masculine et féminine, pour le spectacle Mes souvenirs d’après Herculine Barbin20 construit avec son compagnon Alain Françon. Dans ce spectacle tout de l’actrice est poussé à son paroxysme. On insiste beaucoup dans la communication autour de la représentation sur le fait que ce soit elle qui ait choisi de défendre ce personnage. Sa voix, ses grimaces, son rythme, ses intonations sont poussés à un tel extrême qu’ils gravent une musique qui semble se suffire à elle-même si l’on en croit Daniel Deshays concepteur sonore du spectacle21. Là encore, comme dans le spectacle de Régy, un travail est fait pour déporter géographiquement la voix de l’actrice dans un autre lieu que la scène. Plaintive et bouleversante, jouant sur des variations sonores limites, la voix de Dominique Valladié dans ce spectacle n’est pas sans rappeler celle d’une autre actrice Vitezienne, Jany Gastaldi.
Oui, Richard Fontana était moderne dans sa diction jeune et musclée du vers racinien, mais gageons que la voix de Jany Gastaldi allait encore plus loin. Qu’elle était plus libre, plus riche, plus fascinante. C’est peut-être seulement à travers cette voix que l’on a dit insupportable que le théâtre de Vitez touchait à la postmodernité. La voix fêlée de Jany Gastaldi dans son incertitude de l’instant conférait au moment théâtral une insécurité toute particulière. Dans Electre elle jouait Chrysothémis où les éclats aigus de sa voix contrastaient avec la force grave et stable d’Évelyne Istria22. Peu de fragments de la voix de Jany Gastaldi nous sont parvenus, mais persiste une légende de ce qui serait la « pire voix du théâtre français ». Dans son article bilan et hommage Tombeau de Vitez, le critique Alfred Simon souligne, comme un reproche qui ne doit pas en être un, le lien entre la technique vitezienne et la voix de Janie Gastaldi. Il écrit au sujet d’Antoine Vitez :

« On l’a accusé de tous les maux, d’avoir déformé pour la vie d’excellents sujets. Marqués par lui, certains poursuivent une grande carrière. Richard Fontana truste les grands rôles du Français parmi les sarcasmes et les dithyrambes. D’autres s’emprisonnent dans une étrangeté vitézienne délirante. Jany Gastaldi, sublime dans Ophélie, insupportable dans la Musique du Soulier de satin à laquelle elle communique la folie d’Ophélie pour détruire l’image parfaite de Madeleine Renaud comme Dominique Valladié massacre aussi l’image de celle-ci dans la Lune. La plupart sont revenus d’eux-mêmes à un jeu plus naturel dont Vitez s’est parfaitement accommodé : Évelyne Istria, Nada Trancar, Didier Sandre, Aurélien Recoing. »23

Après Jany Gastaldi ces voix trop aiguës n’ont plus servi que des propos comiques. Celle de Céline Fuhrer dans les spectacles de la compagnie des chiens de Navarre, qui se détache par ses accents particuliers et poétiques du brouhaha ambiant. C’est peut-être ce qui fait la particularité des improvisations si drôles de cette compagnie : tout le monde parle en même temps et pourtant le spectateur entend distinctement. C’est le fait de voix comme celle de Céline Fuhrer, trop unique pour se mélanger au tout, comme si elle émettait sur d’autres fréquences, inconnues jusqu’alors.

d) Étrangeté étrangère

Nous avons dit de la voix de Clévenot que, sans l’imiter, elle évoquait celle d’Artaud, la voix de l’homme. Et puis il y a ces voix qui, à force de travailler une même écriture, deviennent comme des voix de l’auteur. On pense à l’anglais David Warrilow récitant Solo24, le texte que Samuel Beckett écrivit pour lui. David Warrilow n’a pas la voix de Beckett il a la voix de son texte, de son écriture. De son personnage peut-être alors même que Beckett a tué la notion de personnage. Beckett n’est jamais aussi noir, total que quand il est dit par Warrilow. Voilà une voix d’outre-tombe, morte et pourtant chantante d’un accent anglais qui transparaît même quand il joue en français25. À son sujet la critique Colette Godard écrit :

« Regardez, écoutez : un homme parle et ses paroles fabriquent des images, des paysages, des couleurs, des objets dont vous pouvez ressentir la texture. Un acteur sans brusquerie capable de déclencher les violences de l’enfer, ou la dérision. Une sorte d’intelligence pure qui s’adresse sans intermédiaire aux forces émotionnelles.
Les textes énigmatiques n’effraient pas, c’est certain, David Warrilow : « Quand je joue, dit-il, je ne pense pas à la signification des mots, je les joue comme des notes, de manière à ce qu’ils apparaissent le plus clairs possible ». Clair, net, évident comme le mystère de la vie et de la mort. »26

Il reste de l’étrange, de l’étranger dans la voix de David Warrilow et on peut se demander qu’est-ce qu’apporte ce son d’ailleurs à la voix des acteurs. Pour Georges Banu « Claude Régy a distribué Miloud Khetib pour ses racines berbères et tout ce qu’elles lui permettaient d’engendrer comme pouvoir de déflagration sur un plateau. »27 Ce n’est certainement pas la seule raison de cet emploi par quatre fois renouvelé, mais il est vrai que dans une scène théâtrale française toujours très blanche on ne peut négliger le potentiel évocateur d’un accent, d’un rythme, d’une mélodie enfin différente. Que ces sonorités soient précisément établies ou non, là George Banu parle de racines berbères, mais parfois un accent aux racines plus floues place le son dans une géographie onirique, brise les frontières. Il ne faudrait absolument pas réduire le récit que forme une voix aux sonorités étrangères qu’elle suggère. C’est ce même Miloud Kethib que l’on a entendu réciter Énée28 en 2017 seul en scène pendant deux heures, dans quelques petits théâtres du sud de la France. La voix de Miloud Kethib, le cadre de la récitation soulignent que ce texte antique était avant tout le conte d’un voyage méditerranéen.
L’étrangère étrangeté du conte européen, très proche de nous dans son ailleurs, c’est celle de Carmelo Benne, dans Macbeth par exemple29. Macbeth pour lui « ma bête », qui se traduit sur scène par des rugissements exposant toute l’étendue d’une palette de voix, passant d’un personnage à l’autre, plutôt d’une créature à l’autre, plutôt encore d’un état à un autre. Pour Carmelo Bene la voix vient du corps et doit y rester : « Dans le corps, elle reste dans le corps, il n’y a pas de médiation de communication avec le public »30. C’est un conte sans conteur. Personne ne vient faire l’intermédiaire entre notre monde et celui fantastique et noir des sorciers et des meurtres de roi. Personne ne vient traduire pour nous cette langue oubliée des hommes. La langue de Carmelo Bene n’est pas la notre, il est ailleurs, résumant seul toutes les figures mythologiques qui hantent nos inconscients. La bête est seule31, elle crie au loup. André Wilms avouant avoir échoué à l’imiter, dit de Carmelo Bene : « C’était un acteur absolument hallucinant quand même, très lyrique, il chantait presque, c’est presque un chanteur d’opéra. »32. Mais celui qui rend au mieux sensible le travail de Carmelo Bene, c’est Gilles Deuleuze, dans Un manifeste de moins :

« Qu’est-ce que c’est, cet usage de la langue suivant la variation ? On pourrait l’exprimer de plusieurs façons : être bilingue, mais dans une seule langue, dans une langue unique… Être un étranger, mais dans sa propre langue… Bégayer, mais en étant bègue du langage lui-même, et pas simplement de la parole…
[…] C’est le français lui-même que Beckett fait bégayer. Et Jean-Luc Godard, d’une autre façon encore. Et c’est l’anglais que Bob Wilson fait chuchoter, murmurer (car le chuchotement n’implique pas une intensité faible, mais au contraire une intensité qui n’a pas de hauteur définie). Or la formule du bégaiement est aussi approximative que celle du bilinguisme. 
[…] Toutes les composantes linguistiques et sonores, indissolublement langue et parole, sont donc mises en état de variation continue. Mais ce n’est pas sans effet sur les autres composantes, non linguistiques, actions, passions, gestes, attitudes, objets, etc. »33

Ici Gilles Deuleuze parle de la langue et non de la voix, mais ce bégaiement du langage dont il parle n’est pas sans rappeler les notions d’ébruitement vocal de pilonnement des sons qu’avaient mis en évidence Heidegger et Artaud. On parle alors d’une étrangeté telle, qu’il ne serait pas possible de reconnaitre sa propre langue. C’est en fin de compte un certain retour à la voix : quand on ne peut plus se raccrocher à un sens alors la seule matière vocale nous reste pour tenter si ce n’est de comprendre, au moins de percevoir l’autre. Ce n’est plus lui qui communique avec notre langue, c’est nous qui écoutons ses sons.
Il y a quelque chose d’étrange dans l’accent ivoirien que propose lsaach de Bankolé dans la première mise en scène que fait Patrice Chéreau de La solitude des champs de Coton. Considérons qu’Isaac de Bankolé trafiquait, exagérait, pastichait un accent « africain » qu’il n’a pas par ailleurs (au cinéma par exemple). Qu’elle aurait été la volonté de l’acteur et de Chereau à travers cette voix accentuée ? Pour Georges Banu qui nous accompagne dans la découverte de voix, le constat est très dur :

« Quand la norme vole en éclats, quand le spectateur ne voit et n’entend plus qu’un «étranger» dans le sens littéral du terme, il y a déperdition du plaisir, brouillage du sens. lsaach de Bankolé dans Dans la solitude des champs de coton de Koltès mis en scène par Patrice Chéreau (première version) rendait le français incompréhensible et ainsi ce qui devait être, à l’origine, un dialogue philosophique échouait dans un magma de borborygmes. Le spectateur, consterné, était le témoin d’un naufrage. Au risque de choquer en empruntant un terme souvent contesté, on peut admettre qu’il y a un «seuil de tolérance » linguistique, au-delà duquel ta jouissance de l’écoute cesse et la communication s’interrompt. La reprise du rôle par Chéreau doit son succès à la performance du comédien autant qu’à la réhabilitation de la langue. »34

Supposons que si, par une technicité particulière, lsaac de Bankolé « rendait » le français incompréhensible, alors c’était un choix. On pourrait alors y voir une volonté de démonter le français : de rendre la langue étrangère à elle-même. C’est ce dont parlait Deleuze. Peu importe finalement le « seuil de tolérance » avancé par Banu, le spectateur mis dans une position de non-compréhension se retrouve dans un état d’instabilité désagréable et doit faire de lui-même le trajet vers cette nouvelle langue. Peut-être le dialogue philosophique n’était pas la forme idéale à ce type d’expérimentation, mais peut-être aussi que la communication impossible est inscrite dans le texte de Bernard-Marie Koltès. Sans vouloir faire de résumé réducteur, si La solitude des champs de Coton résume l’impossibilité d’une entente entre un dealer et un client, étrangers l’un à l’autre, alors la traduire stylistiquement par une accentuation de l’étrangeté des voix est une proposition pour le moins ambitieuse et ardue. Dans tous les cas la reprise du rôle l’année suivante par Patrice Chéreau, s’il permet le succès de la pièce, signe l’échec de cette première tentative.
Pour celui qui voudra vivre l’expérience de sons totalement étrangers, il y aura toujours la possibilité d’entendre d’autres acteurs, dans d’autres langues, de ne peut-être pas lire les surtitres, et d’être ainsi comme submergés par des sons. C’est le genre d’expérience que proposent parfois les spectacles de Bob Wilson comme ce soir de Juin 2019 au théâtre antique d’Épidaure où était joué Oedipe35. Sur scène on parle aussi bien grec qu’anglais, allemand, italien, français. Rien n’est compris de ce qui est dit, mais les langues et les sonorités chantent, s’entremêlent. À un moment, on ne sait plus si on parle ce multilangage ou si c’est seulement qu’un passage était en français. Certaines phrases, certaines suites de son, sont répétées, dispersées dans le spectacle, créant une impression de déjà-vu, de boucle temporelle. On est perdu, à la fois en suspension et en mouvement. Pour le premier tableau, une actrice Lydia Koniordou, s’avance seule dans l’espace de l’orchestre drapée d’une grande robe noire. Elle conte, déclame, monte, chante, puis invoque dans des tremblants graves. Durant toutes les premières minutes suspendues du spectacle, elle assume à sa seule voix le paysage sonore sans les effets qui prendront le relais par la suite. Elle offre une performance toute en nuance de voix. On se souvient de ce que disait Deleuze du chuchotement, du murmure Wilsonien, quant à Georges Banu, il évoque ces « Voix hautes, voix ambiguës qui perturbent les frontières du sexe, celles du personnage ou du comédien. Elles plongent toujours l’auditeur dans l’incertitude»36.
On pourra aussi voyager aux sonorités de la voix de Nuria Espert, peut-être l’une des plus populaires comédiennes espagnoles. Elle a peu joué en France, mais avait participé dans les années 90 à l’Académie Expérimentale des Théâtres initiée par Michelle Kokowski et Georges Banu. Sous la présidence d’Alain Crombecque, cette « académie » confrontait un jeune metteur en scène à un acteur. Le metteur en scène devant « arracher » à un acteur son secret. Le programme de cette académie est l’occasion rare de lire les témoignages de metteurs en scène au sujet des acteurs avec lesquels ils expérimentent. Nuria Espert y avait présenté un extrait de Médée sous la direction de Lluis Pasqual. Il parle à propos de sa voix « d’un instrument précieux, précis, infiniment complexe de tessiture, tonalités et colorations. Une capacité à créer un éveil harmonique, des vibrations secrètes »37. Et José Moléon dit d’elle : « Plus que le souvenir d’une série d’interprétations fulgurantes, elle est la conscience de notre époque, le modèle d’une actrice capable de tracer un chemin de lumière à travers les temps obscurs… Elle est l’exemple du vieux principe selon lequel seule la fidélité à ses impulsions intimes permet à l’artiste d’accéder à la maîtrise des lois qui régissent, dans l’espace et le temps, les mondes imaginaires »38.

e) Techniques vocales.

« Nuria Espert, peut-être l’une des plus populaires comédiennes espagnoles ». C’est une qualification vraiment bancale qui nous permet de justifier notre choix de cette actrice plutôt qu’une autre dans un paysage du théâtre espagnol certainement infiniment plus vaste, mais qui nous est, il faut l’avouer, complètement inconnu. Il n’y a pas de « plus grand acteur de… » qui nous faciliterait la tache dans notre recherche de voix singulière, tout comme il n’y a pas de « plus belle voix ». Pourtant, à chercher quelques informations sur l’acteur suisse Bruno Ganz on apprendra qu’il était détenteur de l’Anneau de Iffland, selon Wikipedia : « une distinction léguée par le plus grand acteur de théâtre de langue allemande à celui qui, selon lui, en est le plus digne. » De 1996 à 2019, date de sa mort, Bruno Ganz était donc, en raison de cet anneau, « le plus grand acteur de théâtre de langue allemande ». Au-delà d’une certaine ironie que nous pourrions avoir, il n’est pas inintéressant de se demander qu’est-ce qui fait un grand acteur et si la voix en est une qualité indispensable. Est-ce un rôle marquant qui graverait en profondeur la mémoire du théâtre ? Dans ce cas-là on pense aux Bacchantes de Klaus Michael Grüber en 1974 où Bruno Ganz articulait, droit comme un « i » et grimaçant, le texte de Penthée39. Est-ce que c’est le travail privilégié avec plusieurs metteurs en scène marquants d’une génération ? Être ainsi un acteur polyvalent qui aura choisi de jouer aussi bien chez Peter Zadek que Peter Stein, Klaus Michael Grüber, Luc Bondy ou Déborah Warner. Il faudrait ainsi à l’acteur une technique vocale particulièrement souple et qui lui permettrait de s’adapter aux exigences des différentes propositions. Puisque la distinction porte sur la langue allemande, peut-être est-ce un acteur qui irait porter les textes des poètes ? Bertolt Brecht, Goethe, Peter Handke, Thomas Bernhard, Botho Strauss. Une certaine popularité acquise dans de grands rôles au cinéma ? Peut-être est-ce finalement un physique, une voix si particulière qu’elle marquerait et résumerait à elle seule la modernité d’un instant théâtral ? Chez Bruno Ganz quelque chose de chantant et nasillard, d’articulé et de vibrant. Il est difficile par ailleurs de savoir ce qui relève de la musique d’une langue inconnue et de la propre musicalité de l’acteur que l’on décrit. Peut-être qu’il y as dans la voix, dans la technique de cet acteur quelque chose en accord avec les sonorité de la langue qu’il incarne. André Wilms, qui a beaucoup joué avec Bruno Ganz, rapporte un dialogue entre Ganz et Grüber : 

« "Mais qu’est-ce que c’est vraiment la différence entre l’Allemand et le Français ?" Grüber avec une manière assez provocatrice lui a dit : "Tu comprends, le Français c’est fait pour panser les plaies, et l’Allemand c’est fait pour aggraver les plaies." Et c’est pas faux parce que… Par exemple, quand je parlais Allemand, au début quand j’ai travaillé en Allemand, j’avais mal là, parce qu’il faut tout prononcer en Allemand.»40

Andrès Wilms met ainsi en avant la dimension sonore d’une langue qui met en jeu la voix, l’articulation. Une langue provoque des sons, provoque une voix.
Voilà qui nous amène à une autre problématique, certainement plus intéressante et que nous avions déjà soulevée lorsque nous abordions la dimension mécanique de la voix : la dualité entre un son de voix qui serait marquant par lui-même et un travail de modulation de la voix qui marquerait par sa technicité. Bien sûr il n’est jamais question de n’être que dans l’un ou que dans l’autre, mais distinctement parfois, on arrive à entendre si la fascination pour une voix naît d’un travail ou d’un son nu. Prenons l’exemple d’un monument du théâtre français s’il en est, Michel Bouquet. Voilà un acteur qui répond à tous les critères que nous dressions plus haut, dont la fréquentation de metteur en scène important (Jean Vilar, Tania Balachova, Jean-Louis Barrault, Claude Régy…), et la défense de texte (Molière, Camus, Anouilh, Ionesco). C’est même certainement ce qui restera de Michel Bouquet, un combat acharné pour la défense de la langue d’un auteur. La voix de Michel Bouquet nourrit sa théorie du jeu de l’acteur. Pour lui le texte, sa compréhension, son rendu sont primordiaux. L’acteur doit s’effacer pour laisser toute sa place à l’auteur. La technicité de Bouquet lisant l’Innommable de Beckett par exemple41, impressionne par son rythme, sa précision folle. Bouquet est dans le geste vocal pur en opposition à la lecture que faisait Warrilow qui jouait surtout avec le son de sa voix. Pourtant, malgré les différences de ces deux voix on entend derrière comme le fantôme de l’écriture Becketienne, sa longue litanie, un sens du rythme. Signe peut-être qu’une fois encore il n’est pas question de supériorité de l’une ou l’autre des voix, mais de choix d’acteur. Michel Bouquet impressionne par son travail acharné de soixante quinze années au service des auteurs.
Un autre acteur qui marquerait par une technique vocale pure ce serait Stanislas Nordey par exemple. Lui ne serait peut-être pas dans une volonté de s’effacer derrière un auteur comme Michel Bouquet, mais dans le développement d’une technique si particulière qu’elle en devient facilement identifiable. On retiendra ainsi une surarticulation accompagnée par son bras et par ses « s » marqués, une mise en avant des mots, un humour ou un détachement qu’il va chercher dans les aigus. Notons aussi qu’Anatolie Vassiliev tire chez Stanislas Nordey des sons gutturaux très éloignés du théâtre qu’il pratique habituellement notamment dans Thérèse philosophe en 200842. Une diction athlétique donc qui brille lorsqu’elle défend les textes de Pasolini et Rambert. Une technique pas si monotone s’il s’amuse à la décliner comme dans Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis qu’il met en scène en 201943. Aucune modification de sa voix dans ce monologue de deux heures, mais un jeu avec la technique qu’il a lui-même développée. Dans un premier temps il nous la montre telle qu’on la connaît puis il la confronte à différentes situations : avec de la musique, derrière un micro, etc. Aujourd’hui sa position politique dans le monde du théâtre lui donne un pouvoir économique qui n’est pas sans rapport avec le nombre de textes qui lui sont écrits. Cette technique développée pour faire entendre au mieux les textes sert désormais des textes écrits pour elle. Ce phrasé, qui est la signature de l’acteur fait aussi apparaitre l’homme de théâtre avec la multitude ses fonctions. La voix de Stanislas Nordey est aussi celle du metteur en scène, du directeur de CDN, du pédagogue. Celle aussi pas inintéressante du jeune utopiste à Saint-Denis au début des années 2000.
André Wilms, dans son « Grand Entretien », parle avec envie d’une technique vocale objective proche de celle d’un musicien44. À défaut d’une technique rigoureuse comme celle-ci, il raconte comment Grüber l’a amené à penser l’écriture de l’auteur. Nous avons déjà parlé de la plume de Racine écrivant Bérénice, ici Wilms parle d’Heiner Muller :

« Chaque fois que j’essaie de jouer ou j’essaie de comprendre quelque chose, j’essaie toujours de comprendre comment le type il écrit. C’est-à-dire j’essaie toujours de me représenter… Je vois assez bien, je sais pas, c’est peut-être idiot, mais je vois assez bien Racine, comme ça, écrire à la plume; je vois assez bien Müller, je lisais en Allemand quand même un peu avant, je vois assez bien comment il écrit. Souvent sous l’emprise de l’alcool, avec des redites, des passages en arrière. Donc j’essaie toujours…enfin, j’essaie, ça échoue souvent, mais j’essaie toujours de jouer comment le type écrit. Et ça c’est une chose qui m’obsède souvent. »

Disant cela, il mime de son bras et insiste avec sa voix d’ogre qui s’ouvre en coryphée dans les graves sur le mot « alcool ». André Wilms mâche les mots, joue avec eux, un peu trop fort, un peu moqueur. Il traine fièrement avec lui l’histoire de l’équipe de Strasbourg, de ce jeu très politique des années 80 entre la France et l’Allemagne. Il est l’acteur français de Grüber dans des spectacles comme le Faust/Salpêtrière dont un jeune homme de 20 ans ne peut rien savoir et qui pourtant sans la moindre captation, sans la moindre photo, sans le moindre récit reste présent à lui, comme si Wilms dans Faust/Salpêtrière était contenu dans la mémoire du théâtre. On aura ainsi entendu André Wilms, assis à quelques mètres du premier rang derrière un petit bureau d’écolier, la bouche contre le micro, raconter la chute de l’URSS dans la conclusion de La Fin de l’homme rouge à Istre en février 2019. Sa voix tremblante, ses mains aussi. Il ne sera plus présent quand on retournera voir ce même spectacle en octobre de la même année à Marseille. Son passage enregistré et projeté sur un écran. Rien à voir (plutôt rien à entendre) avec l’écoute en présence.

f) Voix d’enfance

Comme un pied de nez à la technique, il y a ces voix d’acteurs qui contiennent en elles-mêmes à la fois un tel vécu et une telle naïveté des codes théâtraux qu’elles se suffisent à elles-mêmes. On pense à Axel Bogousslavsky, par quatorze fois acteur de Claude Régy qui a su mettre en lumière le potentiel poétique de cette voix. Dans leur première collaboration pourtant, sur Eden-Cinema, Axel Bogousslavsky jouait le rôle du caporal muet. C’est Marguerite Duras qui avait conseillé le jeune homme à Régy qui était allé le voir sur un chantier dans lequel il travaillait. Elle finira par lui donner le rôle principal de son film Enfance et c’est une telle évidence : on entend dans la voix de Bogousslavsky une enfance telle qu’elle est peut-être plus enfantine encore que celle d’un enfant. Dans un entretien avec Claude Régy, Bogousslavsky commente cette évidence : « Je sais pas, peut-être que j’ai des sonorités de l’enfance qui sont restées et qui resteraient même si j’avais dix mille ans, je sais pas moi »45. Dans cet entretien pour l’émission Hors-Champs de Laure Adler consacrée à Claude Régy, Axel Bogousslavsky donne, 45 minutes durant, lecture du texte Kaspar par lui-même de Kaspar Hauser46. C’est une rencontre entre ces deux orphelins, Axel Bogousslavsky donne à sa voix toute son errance, toute sa candeur. Il articule avec rondeur chaque mot qu’il prononce et cela provoque quelque chose de malsain pour celui qui écoute. On ne sait plus à un moment s’il joue l’enfant, trop, presque faussement, ou s’il est simplement lui, lisant un texte. La proposition est tellement ambitieuse, demanderait tellement de travail à quiconque d’autre qu’on a du mal à accepter ce qui est pourtant certainement la simple réalité : Bogousslavsky est venu en interview avec un texte qu’il aimait bien, l’a ouvert, l’a lu d’une traite et l’a refermé. On est gênés et fascinés. Petit à petit on désapprend le langage, on oublie la fluidité de la parole, on est suspendu à chaque mot attendant le suivant. On ne peut plus deviner la fin de la phrase, on est dans l’instant de celui qui prononce chaque mot comme le premier.
Parlant de ces voix d’enfance nous pourrions évoquer celle aussi de Myriam Boyer dans Combat de Nègre et de chien mise en scène par Patrice Chéreau en 1983. Une voix haute, très fragile, pleine d’enfances. Ou celle appliquée de Jean-Louis Trintignant lisant les poèmes de Prévert, avec cette candeur qu’ont les gens si vieux qu’ils en redeviendraient jeunes. S’émerveillant de ses yeux fixes d’aveugle comme au premier jour. Il nous faudrait, parlant d’enfance, évoquer celle de Bulle Ogier et on se rendrait compte alors de tous les oublis, de toutes les voix dont nous n’avons pas parlé. Nous évoquions les techniques vocales sans parler de François Chattot, de son style de diction, de sa manière d’exhiber les mots. Nous parlions d’actrices à la voix d’homme et femme sans même mentionner Angela Winkler en Hamlet androgyne chez Peter Zadek. Évoquant ces visages masqués qui imagent les voix, nous aurions dû nous arrêter sur les grimaces de Dominique Pinon, le De Funès Novarinien enfin rencontré, et sa voix éraillée. Nous suggérions des voix marquées par les excès sans penser à celle rocailleuse de Denis Lavant. Nous évoquions les « plus grands acteurs » sans parler en France du mythe Gérard Philippe ou de la puissance chevrotante de Maria Casares. Peut-être aurions-nous pu dire un mot aussi sur les quelques enregistrements qui nous sont parvenus de Sarah Bernhardt, une voix d’un autre temps. Nous aurions pu développer plus encore sur la voix narrative de Samy Frey, sur celle grave et sombre d’Alain Cunny. On s’en voudra de ne pas avoir raconté la voix vibrante et chaleureuse d’Évelyne Didi. De n’avoir pas parlé non plus de Michael Lonsdale chez Régy, chez Terzieff et aujourd’hui encore mâchonnant quelques poèmes qu’il récite sous sa barbe. Aucun acteur ou actrice de Mnouchkine dans notre paysage, pas même Philippe Caubert qu’il faudrait rajouter. Citons alors rapidement la voix cassée de Valérie Bruni Tedeschi, celle voilée d’Anne Alvaro, celle plaintive de Judith Chemla, celle douce de Gérard Depardieu, celle ingénue de Madeleine Renaud. Nous nous perdons en adjectif. Laissons le soin au lecteur de compléter lui-même ce paysage sonore et de se figurer, plutôt qu’avec des mots, les sons et les sensations de ces voix qui lui reviennent.


  1. Pour en finir avec le jugement de dieu , Création d’Antonin Artaud, Radio Diffusion Française, Nov 1947. 

  2. Histoire vécue d’Artaud-Mômo , Conception & Interprétation Philippe Clévenot, Théâtre National de Strasbourg, 1994. + [enregistrement intégral réaliser par Blandine Masson : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-nuit-revee-de-fabrice-luchini-2014-511-conference-au-vieux-colombier-histoire-vecue-dartaud-momo] (consulté en Mai 2020) 

  3. Georges Banu, « L’acteur unique ou le double du metteur en scène » in Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, 2012, p. 93.
    « Le théâtre français des années 80 a été marqué par la présence erratique de cet acteur singulier, dont, tel un Don Juan malgré lui, toute une génération de metteurs en scène fut éprise, et il passa de Jean Pierre Vincent à Jean Jourdheuil et Jean François Peyret et de Brigitte Jaques-Wajeman à Stéphane Braunschweig. L’acteur générationnel par excellence. Unique à sa manière. »  

  4. Elvire Jouvet 40 , m.e.s. Brigitte Jaques-Wajeman, Théâtre National de Strasbourg, 1986. 

  5. Georges Banu, « L’acteur Insoumis » in Les voyages du comédien, Pratique du Théâtre, Paris, Gallimard, 2012, p. 17. 

  6. Christophe Triau, « Discussion avec Yann Boudaud : "Une forme de danse entre le silence et les mots" : le travail vocal avec Claude Régy » in Pratiques de la voix sur scène. Incertains regards. Cahiers dramaturgiques (dir. Ana Wegner, Chloé Larmet et Marcus Borja), Presses universitaires de Provence, 2015.  

  7. Georges Banu, « Le vieil acteur ou le temps sauvegardé » in Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, 2012, p. 141.
    « Jean Paul Roussillon en montrant son âge rappelait aussi un cheminement, un devenir, s’érigeait en porteur de sa mémoire d’acteur.»  

  8. Georges Banu, « L’acteur insoumis » in Les voyages du comédien, Pratique du Théâtre, Paris, Gallimard, 2012, p. 24.
    « voix qui se dérobe à la norme et s’affiche comme signature phonique : la voix de Jean-Paul Roussillon ou de Yoshi Oida, la voix d’Angela Winkler ou d’Evelyne Istria. Il y a dans cette empreinte acoustique un secret indécelable, secret dont nous percevons la réalité et dont nous ne pouvons plus dissocier l’acteur qui en est le détenteur. »  

  9. Le condamné à mort de Jean Genet, Jeanne Moreau & Etienne Daho, Festival d’Avignon, 2011. 

  10. Quartett de Heiner Müller, mise en voix Jean Jourdheuil, Jeanne Moreau et Sami Frey, 2007. + [Captation audiophonique : Blandine Masson, https://www.franceculture.fr/emissions/l-atelier-fiction-archives/quartett

  11. Georges Banu, « Le vieil acteur ou le temps sauvegardé » in Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, 2012, p. 152.
    « C’est vrai, Minetti en Allemagne, Jeanne Moreau en France et d’autres acteurs-vieux-célèbres arrivent sur scène comme nimbés d’une aura. L’aura de leur passé qui les accompagne. Une diachronie actualisée dans un corps, mais irréalisable sur le plateau. Au théâtre, les images se confondent dans un même corps et c’est justement ce qui séduit. Mais en regardant le vieil acteur, est-ce que je ne me souviens pas aussi de moi-même jadis, jeune spectateur alors ? L’acteur vieux sur scène draine des personnage par légion mais en même temps ressuscite mon passé. Passé imprécis, flou, car au théâtre on ne revoit plus jamais, comme au cinéma, le corps jeune, mais on se retrouve en présence du corps vieux qui rappelle le corps jeune. »  

  12. Philoctète, m.e.s. Christian Schiaretti, La Coursive, 2010. 

  13. Odile Quirot, Grands entretiens, mémoire du théâtre, Laurent Terzieff, Part 5. Chap 54. « Et la beauté ? », INA, 2010, 00:02:30. + [https://entretiens.ina.fr/en-scenes/Terzieff/laurent-terzieff/sommaire] (consulté en Mai 2020)  

  14. La Résistible Ascension d’Arturo Ui , m.e.s. Heiner Müller, Festival d’Avignon, 1996. 

  15. Richard III de William Shakespeare, Thomas Ostermeier, Festival d’Avignon, 2015. 

  16. Yannick Butel. La Résistible Ascension De Richard III Ou Le Bal Des Maudits, l’Insensé-Scènes, Juillet 2015. + [http://www.insense-scenes.net/?p=951] (consulté en Juin 2020) 

  17. Aglaé, m.e.s. Jean-Michel Rabeux, Théâtre Joliette Minoterie, Marseille, Nov 2018. 

  18. Claude Régy, « portrait » in Le secret de l’acteur et les jeunes metteurs en scène, du 1er au 12 décembre 1990 (coordination Jean Bernard Torrent), Acte sud – papier, 1990, pp. 62-63. 

  19. Claude Régy, Didier Goldschmidt, Le criminel, Coproduction de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et de la Société d’édition et de programmes de télévision (SEPT), 1989. 

    • Mes souvenirs d’après Herculine Barbin * , m.e.s. Alain Françon, Chapelle des Pénitents blancs, Festival d’Avignon, 1985.

  20. Daniel Deshays, « L’impossible ‘’façade’’. L’usage microphone et son incidence sur la scénographie des espaces » in Le Son du théâtre (dir. Jean-marc Larrue, Madeleine Mervant-roux), Paris, CNRS Editions, 2016, p. 271.
    « Ce texte autobiographique nous fait traverser une série de lieux différents. Ce ne fut pas pour moi l’occasion de réaliser une bande-son bruitiste ou plus simplement musicale, hormis l’emploi de quelques sons lointains et d’un piano mécanique désaccordé animé dans un bar éloigné. J’ai préféré employer le microphone Hi-Fi, non pour amplifier la voix, mais pour modifier l’acoustique du décor et de la salle toute entière, afin de suivre l’héroïne dans la diversité sonore imaginaire des quelques lieux qu’elle pouvait traverser. Le dispositif était simple, un micro-cravate était placé à la racine des cheveux de la comédienne. Le son de sa voix était envoyé dans une succession de programmes de réverbération qui étaient choisis tour à tour en fonction de l’endroit décrit par la scène. La réverbération seule était diffusée dans les haut-parleurs disposés autour du plateau et en plafond au-dessus de la salle : une série d’enceintes Adeline cachées sous un vélum de coton. La voix de la comédienne nous provenait donc en direct du plateau sans amplification micro-phonique, ce qui était indispensable tant à sa localisation, quelle que fût la place du spectateur, qu’à l’incarnation du texte, comme nous l’avons vu. C’est l’acoustique de la salle entière qui basculait en recevant la couleur sonore des acoustiques stimulées par la voix, traversant les réverbérations lorsque des espaces différents se succédaient dans le récit : réfectoire, église, forêt… »  

  21. Électre de Sophocle, m.e.s. Antoine Vitez, Théâtre des Amandiers (Nanterre), 1971 + [Enregistrement Audio, Théâtre et université, https://www.ina.fr/audio/PHD99272699/electre-audio.html, 00:21:20] (consulté en Juin 2020) 

  22. Alfred Simon, « Tombeau de Vitez » in Esprit, n°163, Paris, 1990, p. 68. 

  23. Solo en français et en anglais, David Warrilow in L’univers scénique de Samuel Beckett, Théâtre aujourd’hui n°3, Centre National de Documentation Pédagogique, Paris, 1994.  

  24. Georges Banu, « L’acteur étranger ou « l’ailleurs » au théâtre » in Les voyages du comédien, Pratique du Théâtre, Paris, Gallimard, 2012, p. 74.
    « Anglais d’origine, David Warrilow poussait à la perfection la coexistence de ces deux instances linguistiques, l’anglais et le français, mais derrière son français résonnait toujours, subrepticement, l’écho lointain de la langue mère. Comme une source nullement tarie. »  

  25. Colette Godard, « L’homme qui parle » in Le secret de l’acteur et les jeunes metteurs en scène, du 1er au 12 décembre 1990 (coordination Jean Bernard Torrent), Acte sud – papier, 1990, p. 31. 

  26. Georges Banu, « L’acteur étranger ou « l’ailleurs » au théâtre » in Les voyages du comédien, Pratique du Théâtre, Gallimard, Paris, 2012, p. 76.  

  27. Énée, une récitation de virgile, Énéide : Chant I et Chant II (v.1-249&705-804) , conception Miloud Khétib, m.e.s. Marie Vayssière, Théâtre des Bernardines, 2017. 

  28. Macbeth Horror Suite , de Carmelo Bene d’après William Shakespeare, Festival d’Automne, Odeon, Paris, 1996.  

  29. Laure Adler, « Carmelo Bene à propos de sa conception du théâtre » in Le cercle de minuit, INA, 1996, 00:06:00. + [https://m.ina.fr/video/I10083358/carmelo-bene-a-propos-de-sa-conception-du-theatre-video.html] (consulté en Mars 2020)  

  30. Georges Banu, lyrique à son tour, dresse un portrait du comédien italien où il souligne cette solitude :
    « On doit l’admettre, l’acteur insoumis possède à priori une propension à la solitude et à la présence isolée, incarnation de son rapport singulier, voire convulsif avec le monde. Cette disposition, il peut l’exalter comme Carmelo Bene qui sera le grand solitaire névrotique de la scène moderne, apôtre de la théâtralité portée par lui-même dans des spectacles où il se confronte avec les grands textes du monde à l’aide d’une technologie sophistiquée et d’un travail vocal particulièrement élaboré. Bene se dresse comme l’hyperbole de l’acteur insoumis affiché dans tout son excès aussi bien que dans sa solitude exaspérée. Il a été le Prométhée carnavalesque de l’acteur indompté, de l’acteur attaché au rocher du texte encensé, dévoyé, martelé avec la jouissance démesurée d’un protagoniste qui se charge d’incarner, à lui seul, le théâtre tout entier. Bene, tel un autre Artaud, s’est enfanté et s’est suffi à lui-même. Cas limite d’un artiste qui fascine ou révulse par le narcissisme de son insoumission, par son génie de la rendre explosive, unique et excessive. »
    Georges Banu, « L’acteur insoumis » in Les voyages du comédien, Pratique du Théâtre, Gallimard, Paris, 2012, p. 31.  

  31. George Banu, Grands entretiens, mémoire du théâtre, André Wilms, Part 3. Chap 18. « Georges Lavaudant et Carmelo Bene », INA, 2012, 00:02:30. 

  32. Gilles Deleuze, « Un manifeste de moins » in Superpositions (Carmelo Bene, Gilles Deleuze), Paris, Editions de Minuit, 1979. 

  33. Georges Banu, « L’acteur étranger ou « l’ailleurs » au théâtre » in Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, 2012, p. 75.  

  34. Oedipe, m.e.s. Bob Wilson, Ancien Théâtre d’Épidaure, Grèce, 2019. 

  35. Georges Banu, « L’acteur aux prises avec l’artifice » in Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, 2012, p. 132.  

  36. Lluis Pasqual, « Retour à Médée » in Le secret de l’acteur et les jeunes metteurs en scène, du 1er au 12 décembre 1990 (coordination Jean Bernard Torrent), Arles, Acte sud papier, 1990, p. 35. 

  37. Josée Moléon, « Retour à Médée » in Le secret de l’acteur et les jeunes metteurs en scène, du 1er au 12 décembre 1990 (coordination Jean Bernard Torrent), Arles, Acte sud – papier, 1990, p. 35. 

  38. Die Bakchen d’Euripide, m.e.s. Klaus Michael Grübe, Schaubühne, Berlin, 1974.  

  39. George Banu, Grands entretiens, mémoire du théâtre, André Wilms, Part 2. Chap 8. « Musicalité », INA, 2012, 00:03:20. + [https://entretiens.ina.fr/en-scenes/Wilms/andre-wilms/sommaire] (consulté en Mai 2020)  

  40. L’innommable (extrait), Michel Bouquet in L’univers scénique de Samuel Beckett, Théâtre aujourd’hui n°3, Centre National De Documentation Pedagogique, 1994.  

  41. Thérèse Philosophe de Marquis d’Argens, real. Anatoli Vassiliev et Jacques Taroni, Archives des fictions de france culture, 2008. 

  42. Qui a tué mon père ? d’Édouard Louis, m.e.s. Stanislas Nordey, La Colline (Paris), Mars 2019. 

  43. « Non, ce qui m’a absolument beaucoup plu quand j’ai fait maintenant des choses beaucoup avec la musique, c’est que j’ai toujours déploré de ne pas avoir de technique objective. Un violoniste, quand il fait un ré et que c’est écrit si, tout le monde fait :«Ah, c’est faux !» Tandis que quand t’es acteur, grosso modo, j’arrive toujours à te vendre un peu d’émotion, tu vas jamais me dire :«Écoute, là, André…« «Oui, c’est pas terrible…» Mais j’arrive jamais…J’ai pas de technique objective, en fait.Si, effectivement, je peux parler un peu correctement, mais il n’y a pas réellement de technique objective. Et je me disais toujours :«Mais merde, c’est pas mal la musique, parce que je dois dire la phrase entre ça et ça.Ça fait :touloulou, la phrase, brrlrrl, la musique reprend.Ou bien tu dois rythmer sur la musique. Et donc ça évite tout le fatras psychologique, toutes les tentatives d’interprétation du ressenti. La musique te met dans une partition. Et j’ai beaucoup aimé ça. » André Wilms « Les grand entretien de l’Ina », Part 2. Chap 7. « Rencontre avec Heiner Müller » 00:06:20 

  44. Laure Adler, « Claude Régy, autoportrait d’un maître qui ne voulait pas l’être  – Ep. 3 : C’est essentiel que pour interpréter un texte on ait éprouvé des choses du même ordre » in Hors-champs, France Culture, 2012, 00:09:30. + [URL : https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/claude-regy-portrait-d-un-maitre-qui-ne-veut-pas-l-etre-35] (consulté en Juin 2020) 

  45. Laure Adler, « Claude Régy, autoportrait d’un maître qui ne voulait pas l’être – Ep. 2 : En compagnie d’Axel Bogousslavsky » in Hors-champs, France Culture, 2012. + [URL https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/claude-regy-portrait-dun-maitre-qui-ne-veut-pas-letre-25] (consulté en Juin 2020) 

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