Cet article est un extrait de mon mémoire de Master : "L’acteur de la Voix, de la vibration au mouvement".
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Au-delà de ces similitudes qui croisent et définissent les acteurs de notre corpus, il y a le choix d’une forme qui les unit et les distingue de la majorité des spectacles qui se jouent au théâtre : celle du seul en scène. C’est un parti pris qui justifie un dispositif minimal, l’acteur proche des spectateurs, les spectateurs en petit nombre. C’est une forme qui bien souvent résume le théâtre à une performance d’acteur : la lumière, le son, la scénographie sont à son service. Que ce soit la voute éclairant le visage de Yann Boudaud, la chaise de Dréville, le dispositif microphonique de Serge Merlin, ou le cercle de sable entourant Jean-Quentin Châtelain. Le monologues met en scène l’acteur, au moment de la confrontation avec le public il est décisionnaire, c’est à lui que revient la responsabilité du spectacle. Le solo c’est aussi par nature une performance, un acteur qui doit tenir sur une heure, parfois plus, seul, sur le fil. Pour Jean-Quentin Châtelain ce temps, qui est aussi tension, c’est la force du seul en scène : « Mes rencontres ce sont souvent des choses de soliste, parce que ce sont des œuvres et la transe est possible dans la durée. Quand on est lancé pour une heure et demie, une heure et quart ou une heure cinquante, deux heures de solitude, d’affronter une traversée. La transe s’obtient par la durée. C’est comme un derviche tourneur il a besoin de se lancer pour arriver à cet état. Le solo me permet ce plaisir.»1 C’est une forme qui expose un acteur, on ne regarde plus que lui, on n’écoute plus que lui.
a) À qui s’adresse-t-il ?
Avant tout le solo repose l’une des questions fondamentales du théâtre, celle de l’adresse : à qui parle l’acteur qui n’a plus de réplique, de partenaire de jeu ? Ou, pour l’écrire différemment, quel est le partenaire de jeu de l’acteur seul ?
Il nous faut commencer par mettre de côté la réponse la plus évidente qui consisterait à penser que la chute du quatrième mur sous-entendrait forcément une adresse au public. Évidement il y a des spectateurs, mais de là à dire qu’ils sont les premiers destinataires du travail, rien n’est moins sûr. Valérie Dréville raconte comment les premières représentations du Bal Masqué à la Comédie Française l’ont conduite à redéfinir avec Vassiliev la place et l’importance du public : « Après la première, je lui avais posé la question : comment retrouver cette intimité dans la situation de la représentation et spécialement dans un tel contexte. Il m’avait dit : “Pense que tu ne joues pas pour le public, mais que tu exerces ton art en présence du public.” Ce conseil m’a profondément marqué, et je n’ai pas cessé d’y repenser, à chaque fois que je me suis retrouvée dans ce passage entre la répétition et la représentation. »2 Jean-Quentin Châtelain approuve et cite Dréville3 et Yann Boudaud dit quelque chose de similaire : « À un moment c’est bien de lâcher un peu cette projection sur les spectateurs, faire le travail pour soi-même c’est déjà pas mal»4. Si le public est là ce n’est peut-être pas pour prendre part à ce dialogue. Il participe, mais autrement, par sa présence, son attente : la réunion d’un certain nombre d’âmes convoque le rite. Ici nous ne cherchons finalement pas seulement une adresse, mais aussi un moteur pour l’acteur. À qui est destinée cette voix si particulière ? Qui est-ce qui nécessite cette voix ? Pourquoi celle-ci et pas une autre ? Quel est le destinataire avec lequel on ne peut communiquer qu’avec ces voix de théâtre, des voix modifiées, transformées par le plateau. Il y a, nous le pressentons déjà, un lien très fort entre le destinataire de la voix et la nécessité de cette voix.
Quand Yannick Butel interroge Valérie Dréville sur sa possible solitude au plateau elle répond :
« C’est sûr que la responsabilité est plus grande, mais quand même je ne suis pas toute seule. J’ai mon texte, j’ai mon rôle, j’ai mes tâches. Plus un acteur a de choses à faire, mieux c’est. Parce qu’il enlève la pensée. Il faut pas penser sur scène, il faut agir, agir, agir. Pas vivre le personnage, agir. Pas ressentir, agir. Et donc c’est cette action-là qui fait que tu es comme la locomotive de tout le train quand tu fais un monologue. L’initiative est à toi donc évidemment il y a une grande responsabilité, et après il y a une inertie qui arrive et tout le monde est parti ensemble. Et ça te revient ça aussi, ça te donne encore plus d’énergie, donc t’es vraiment pas tout seul. Jamais j’ai eu l’impression d’être toute seule avec Médée jamais. […] Avec Médée j’avais la sensation d’avoir à côté de moi comme une immense ombre, d’une force colossale et qui veillait sur moi pendant tout le temps où j’ai travaillé. Comme une présence. Tu rentres en contact avec une énergie qui existe vraiment ».
C’est assez intéressant la manière dont Valérie Dréville passe de l’action à tout prix – qu’elle oppose au ressentir, à quelque chose qui pourrait être vraiment de l’ordre du ressenti, cette ombre de Médée. La figure de Médée pourrait être la destinatrice du monologue, comme on rend hommage à un dieu, comme on commet un sacrifice : une reproduction des actions de Médée en son honneur. Mais Médée est aussi celle qui provoque l’action, Dréville agit parce que Médée est là à côté d’elle, elle agit en réaction à sa présence. C’est l’histoire qu’ils se racontent avec Vasilliev : une actrice qui doit sortir pour, en quelque sorte, fuir le rôle de Médée. Vassiliev : « Médée, c’est l’argument, l’objet du jeu : le monologue, c’est un intermédiaire. La personne, grâce à cet intermédiaire, veut passer à travers Médée, faire tout le chemin, et sortir, au-delà du mythe. »5 Il y aurait alors une double mécanique, un lien circulaire entre la chose qui provoque l’action et la destination de cette action à la chose.
Trakl Sebastopol est un film dans lequel Alexandre Barry nous propose de revivre différemment, par un autre média, le parcours du spectacle Rêve et Folie6. Au début de ce film, Alexandre Barry met en scène Claude Régy assis sur une chaise, un grand plan sur son visage nous laisse suspendus à son regard fixe, ses paupières clignotent, il reste attentif et bienveillant. En contrechamps, le visage de Yann Boudaud, les yeux fermés. Il ouvre les yeux, regarde la caméra, nous regarde, s’apprête à commencer. Sauf qu’en réalité, on le sait désormais, ce n’est pas nous que regarde Yann Boudaud, ce n’est pas à nous qu’il s’adresse, c’est directement à Claude Régy, assis en face de lui. Il ne faudrait pas être trop catégorique vis-à-vis de cette réponse que nous laisse entrevoir Alexandre Barry. Mais, en effet, nous ne l’avons que trop répété, Régy était présent dans la salle, au centre, à chaque représentation. Il est peut-être celui à qui s’adressait Yann Boudaud sur scène. Et quand Régy n’a plus été là ? Peut-être l’adresse de Yann Boudaud allait à son absence, à son fantôme, à la présence de Régy par essence dans le travail comme l’immense ombre à la force colossale et bienveillante qu’évoqué Dréville. Notre image circulaire fonctionne ici aussi, Régy est à l’initiative du travail, de l’action de Yann Boudaud, il en est peut-être aussi par conséquent le destinataire.
Serge Merlin nous indique une autre possibilité. Il dit qu’il faut que « cette voix là, de la frappe du personnage sous le plancher du théâtre, continue à opérer en vous et à vous donner la parole, pas seulement la parole, mais le son de la parole et puis la lumière de la parole, celle qui va au-delà du public, le touche et le fait rentrer derrière lui et fait qu’on vit dans un oeuf de son et de vérité. »7 Déjà, notons que Serge Merlin décrit avec l’exactitude et la précision de sa poésie l’endroit de la recherche de ce mémoire : celle du son de la parole, de sa lumière. Et, pour lui, ce son naît d’un dialogue, d’un échange avec ce qu’il nomme le personnage, qui ne serait pas en lui, qu’il n’incarnerait pas, mais qui serait ailleurs, à distance, caché sous les planches. Il s’agit vraiment d’un dialogue, d’une sorte de morse, d’une communication par à-coup. Notre modernité théâtrale se méfie beaucoup de la notion de personnage, mais chacun des quatre acteurs de notre corpus se sent proche d’une certaine manière du personnage, du rôle, tout en le redéfinissant. Pour Valérie Dréville nous venons d’en parler, la figure de Médée existe, est présente, elle est une partenaire de jeu. « À mon sens il y a deux lignes : tu as la ligne du personnage et tu as ta ligne propre, toi, l’acteur qui conduit l’action. Et le but c’est d’arriver à ce que toi, par ton effort, par tout le travail pendant les répétitions, tout seul, et dans l’expérience de la représentation, ta ligne arrive à toucher la ligne du personnage et à ce qu’elle se fonde. »8 Pour Jean-Quentin Châtelain la figure du personnage se confond avec la figure de l’auteur. Il travaille des monologues qui sont des témoignes poétiques et qui font de leurs auteurs des héros tragiques9. C’est une dimension qui semble plaire à Jean-Quentin Châtelain, être en intimité avec eux, avec leur noirceur romantique, comparer leurs démons et les siens. À dessein, on se détache de l’homme/auteur, on en fait un personnage, une figure avec laquelle le théâtre peut communiquer. Yann Boudaud est moins sûr de cette matérialisation du personnage par un autre qui contiendrait la matière poétique de la pièce, cependant il témoigne tout de même d’une expérience de ce type dans le spectacle La barque le soir : « Il ne s’agit pas à proprement parler donc d’un personnage, même si des fois je l’utilise, je vois une personne, au bord d’une falaise, les pieds dans la bruyère, qui sent tout ça. À des moments je le vois, je vois la personnification du texte, mais une grande majorité consiste en des images que je vais chercher soit dans mon histoire personnelle soit dans un imaginaire qu’on travaille avec Claude. »10 On retrouve ici la volonté de l’acteur de se rapprocher du fond de la pièce en orientant sa ligne personnelle de manière à l’approcher de celle du personnage. Dans le travail de Rêve et Folie peut-être plus encore que Yann Boudaud, c’est Claude Régy qui s’est identifié au personnage que se construit Georg Trakel. Régy aime sa noirceur, sa folie, sa volonté de repentance, cet amour incestueux déchu, ce goût du tabou. Les figures de Claude Régy et Georg Trakel se confondent par la volonté du metteur en scène. On ne s’avancera pas à dire que c’était aussi le cas pour Yann Boudaud, mais ce pourrait être très intéressant si, à dessein, l’acteur en arrivait à lier les matières poétiques apportées par le texte de Trakel et par la passion de Régy pour créer ce personnage de théâtre.
Ici on ne parle pas du tout finalement de personnage comme on a l’habitude de les concevoir, c’est-à- dire comme des costumes que l’acteur revêtirait ou comme une âme qui viendrait habiter l’acteur. Ici le personnage est une figure, il est à côté de l’acteur. On ne voit jamais Rimbaud quand on regarde Jean- Quentin Châtelain, on voit l’acteur. Mais peut-être que l’acteur, lui, voit le poète, il l’entend à son oreille comme une voix de l’Enfer, sous les planches du théâtre. En ne voulant plus être, mais en souhaitant simplement échanger par vibration avec une figure, l’acteur illimite son propos. Claude Régy aimait beaucoup rappeler cette phrase de Sarah Kane dans 4.48 psychose : « J’écris pour les morts / pour ceux qui ne sont pas nés »11. Pour Régy c’était une adresse bien plus importante que celle des spectateurs. En s’adressant aux morts c’est à toutes les personnes qui ont constitué l’Histoire à qui l’on rend des comptes, en s’adressant aux non nés c’est à tous les incréés. On rend audibles tous les possibles. En s’adressant à Médée, Valérie Dréville parle à tous les Grecs morts et enterrés dans les terres antiques de la Méditerranée, mais aussi à toutes les femmes qui un jour se révoltent plutôt que souffrir, à tous les moments de chaos qui viendront briser l’ordre établi de la civilisation, à la liberté fougueuse qui anime la vie. En s’adressant à Rimbaud, Jean-Quentin Châtelain parle à tous les jeunes poètes quelque soit leur âge, à tous les coeurs en flamme, à tous les martyres sales, à tous ceux qui ont eu peur de leurs démons, qui les ont côtoyés, qui en ont fait leur allié. En s’adressant à Trakl, Boudaud parle à tous les poètes maudits, à commencer par Régy, à tous les damnés, à tous les morts sur le champ de bataille, à tous ceux qui écriront pour tenter d’expier.12
b) La voix de l’encre
Un monologue au-delà d’une forme c’est un texte écrit par un auteur. Dans le cas de notre corpus, les auteurs sont des écrivains connus, qui pourraient motiver un spectateur à se rendre au théâtre. Les auteurs mis au plateau par ces spectacles sont plus populaires que les acteurs sur lesquels nous travaillons. Le spectateur qui est attiré au théâtre par les noms de Rimbaud, Muller, Bernhard ou Trakel s’attend à entendre leurs mots, leurs écritures, leurs histoires, leurs styles. Pour certains d’entre eux, le théâtre est un lieu où on va entendre un texte. Or on pourrait reprocher à tous les acteurs de notre corpus d’obscurcir le sens visible du texte, de ne pas savoir s’effacer derrière les mots, d’être trop présents. Peut-être justement de faire entendre une voix plutôt que des mots. Pour Jean-Quentin Châtelain c’est le principe même du travail de l’acteur : « Parce qu’on est des interprètes, on interprète un texte et on y met une touche personnelle. Et quand elle a un arrière-pays comme disait Jacques Lassalle. Il me disait « je vous aime beaucoup parce que vous avez un arrière-pays ». Moi j’étais flattée […] Donc cet arrière-pays c’est un peu comme quand on est en colère ou saoul : nos accents prennent le dessus. Et quand on est possédés au théâtre, il y a aussi nos racines qui remontent à la surface »13
Il nous faut donc évoquer deux sujets : celui du sens de l’oeuvre qui ne passe pas forcement par une compréhension intellectuelle des mots et celui du respect de l’auteur, d’une espèce d’auteurité au service de laquelle l’acteur devrait être. Claude Régy est de ces défenseurs d’un théâtre de l’écriture : « Ce que j’essaie de faire, c’est considérer l’écriture comme l’élément dramatique le plus important de tous les éléments de la représentation.»14 Et pourtant sa recherche n’est plus du tout celle du sens, il est peut-être plus dans un respect du non-écrit que dans un respect de l’écrit. Il cherche une « matière silencieuse » présente comme en creux dans l’écriture :
« Je crois de plus en plus à ce qui n’est pas perceptible par le sens apparent. À ce qui n’est pas perceptible uniquement par l’intelligence. Mais là aussi, c’est une leçon que j’ai apprise d’un autre très grand écrivain, qui fait partie de ceux que j’ai travaillés. Je veux parler de Nathalie Sarraute, qui a écrit cette phrase que l’on devrait inscrire sur les murs. Phrase à dire très lentement car chaque mot est important. Sarraute écrit « les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots ». De plus en plus, c’est ça que j’essaie de travailler. Cette matière silencieuse, qui est bien plus vaste que les mots et où s’exprime ce que le langage s’efforce d’exprimer sans pouvoir y parvenir. Matière silencieuse, mais aussi matière invisible. […] C’est souvent quand il y a absence de sens qu’il y a le début de la création d’un sens nouveau, qui est en train de se faire. »15
On se demande alors comment faire travailler sur la scène cette matière invisible, silencieuse pour arriver à cet état de non-sens que décrit Régy. Au sujet de l’écriture de Trakl, le metteur en scène déclare : « On ne peut pas dire comment il s’y prend pour écrire. Je pense que lui le savait parce qu’il a fait énormément de correction donc il a choisi de mettre un mot à la place d’une autre souvent de sens complètement différent peut-être pour des raisons de sonorité, pour des raisons de rythme qui bien sûr m’intéresse beaucoup plus que ce qu’on appelle le sens. Je ne me bats pas du tout pour la clarté française personnellement.»16 Le rythme c’est une succession de moments de plein et de moments vide, de moments de son et de moments de silence, de moments d’écriture et de moments de creux, de non-écrit. Henri Meschonnic, qui a travaillé avec Claude Régy, raconte une anecdote de traduction :
« Au début d’Hamlet, quand les deux gardes entendent venir la relève, il y en a un qui dit : « I think I hear them. ». En bon français, pas de problème de sens. L’équivalent qui s’impose est : « Je crois que je les entends. » Mais la version de Raymond Lepoutre, jouée au Théâtre de Chaillot, a dit : « Je crois, [virgule – silence] je les entends. » Ponctuation de théâtre, mimée. Le que est remplacé par une pause, une attente, une syncope. On peut se moquer, du point de vue du français courant, de cette traduction. Qui a inventé un problème. On montrerait par là combien on méconnaîtrait le rapport entre le langage et le théâtre. L’ironie pourrait se retourner contre l’ironiseur. La traduction est peut-être une écriture quand elle crée de nouveaux problèmes. Faire d’un mot, ou d’une absence de mots, à la fois le rythme et le sens. »17
Meschonnic met en exergue le rythme : quitter l’état de certitude du langage courant, accentuer un manque pour lui donner la consistance d’espace d’incertitude en mouvement. Jean-Quentin Châtelain se définit comme un interprète, c’est-à-dire comme celui qui cherche à jouer avec le manque, avec l’incompris, l’obscure avec justement ce qui nécessite une interprétation. Il y a d’une part la certitude pour l’acteur du son à émettre, de l’autre l’incertitude de la déflagration que provoquera le non-dit. L’acteur qui ne dit rien agit, il fait rythme. Ce rythme est constitutif de la voix. Le silence d’une voix n’est pas le même selon l’acteur, chacun sait exprimer à sa manière dans ce suspend tout ce qui n’est pas dit. Il en est alors de même pour les moments de voix, les moments de pleins, chaque moment de son est chargé d’une intensité qui en fait plus qu’un son. Claude Régy fait ainsi le lien entre le mystère de l’écriture et le mystère de la voix:
« J’ai beaucoup appris, avec les auteurs contemporains, à travailler sur l’écriture. Or, il me semble que l’écrit vient en grande partie de l’inconscient, ce qui ne veut pas dire que les auteurs ne savent pas ce qu’ils écrivent. Il y a une double démarche, il y a une part de lucidité, et une part d’inconscient à laquelle il faut savoir s’abandonner.
Je dis : je ne sais rien de la voix, mais je ne sais rien de rien, je mets en doute, en tout cas, et ce que je sais le mieux, ce sont des choses qui ne sont pas énonçables. S’il y a cette part d’inconscient déposée dans l’écrit, si on travaille le travail d’acteur en écoute de l’écrit, et si on veut restituer l’écrit, c’est-à-dire être un écho de cette sensation qui a précédé l’écrit, et aussi explorer toute cette part qui le dépasse, il faut que la voix, la vibration de la voix, la manière de parler – mais il y a aussi les sonorités des mots, les rythmes, la respiration – soient en relation avec cette partie totalement souterraine de la conscience, et en rendent compte. »18
La lecture de Régy met en avant l’insaisissable de la voix, c’est un objet trop diaphane, trop malléable, trop incertain pour pouvoir en faire une description solide, pour travailler dessus. Le texte dur par contre est un objet de travail plus sûr, les mots sont fixés sur le papier, il y a des consensus littéraires et linguistiques. On a appris à discipliner la voix à la lecture d’un texte. Mais en rendant l’écriture même incertaine, en faisant du texte non plus un socle solide sur lequel construire la pièce, mais une énigme autour de laquelle la pièce est construite, alors Régy transforme les mots en sons, c’est-à-dire en voix. La voix accomplit ce processus d’affaiblissement, de démantèlement de la structure et du sens : les mots sont transformés en matière similaire à celle de la voix. Yannick Butel théorise une voix de l’encre pour désigner cet état d’incertitude commun entre la voix et l’écriture rendu à son mystère :
« Certes, la pratique théâtrale a été bien souvent un faire-valoir du texte littéraire, l’exutoire de formes scripturaires laissées par un auteur que l’acteur devait re-dire. Ce qu’Artaud déplorait.
Cela étant, le théâtre a recouvré depuis longtemps une liberté pour faire entendre un entretien infini. Une sorte de travail où la voix de l’encre (comprise dans les graisses et sur le papier) vient à paraître dans la voix de l’acteur et le processus scénique.
C’est un travail où l’acteur est engagé dans la volonté de trouver non une vérité, mais le processus d’un état. Dans le passage de la parole couchée : «la parole muette», à la parole articulée : la phonè, peut-être s’agit-il de mettre en avant la présence d’un corps. Le corps écrivant dans l’acte d’écriture, disparaissant et absent dans l’écrit, et revenant dans le corps parlant de l’acteur.
Peut-être parce qu’avant tout, comme Barthes l’écrit dans son essai Le Grain de la voix qui fait écho à « La mort de l’auteur », « l’écriture n’est pas forcément le mode d’existence de ce qui est écrit ».
Le grain, donc, serait le siège d’un commun désignant aussi bien la texture de la voix en scène que l’épaisseur du papier accueillant l’encre : le grain de la voix de l’encre. Le grain qui réfléchit l’impression, qu’elle soit liée à la coulée de l’encre ou à celle qui se déploie dans l’espace sonore. Le grain est le commun qui désigne une parenté : une pratique entre l’acteur et celui qui écrit. Pratique d’écriture pour l’un, pratique de jeu pour l’autre. Là serait le commun ou presque, car il y a dans l’écriture et le texte un mouvement qui conduit à penser l’expansion du texte dans la voix de l’acteur en scène comme un devenir toujours inachevé. »19
Le travail sur Médée-Matériau est avant tout un travail rythmique, sonore, c’est-à-dire un travail d’écriture de l’air. Ce que Dréville théorise à partir des exercices de Vassiliev au travers des « intentions » c’est qu’en ne travaillant plus sur le sens des mots, mais sur leur son et même, on modifie le son des mots en modifiant leur intonation, leur rythmique on les vide de leur utilité première. On peut alors les utiliser pour un autre usage. C’est un travail presque calligraphique du mot : ils font du mot un autre objet purement esthétique au sens le plus philosophique du terme, c’est à dire – et il nous faudra y revenir plus longuement dans notre troisième partie – post-moderne.
« Maintenant, l’intonation. Selon Vassiliev, il y a trois intonations: exclamative, narrative, affirmative. L’intonation est comme un signal musical qui contient une information. C’est le geste verbal du ton. C’est ce qui nous permet de reconnaître une langue sans en connaître le sens. En ce qui concerne l’intonation narrative, qu’on utilise le plus souvent, elle transmet une histoire, elle raconte. Le contenu d’une œuvre comme Médée, dont le sens supérieur est métaphysique, ne peut pas être transmis par une intonation narrative, même si l’histoire existe, ainsi que la situation. Alors, puisque le mot est un contenant, on fait comme avec un verre rempli d’eau, on le vide, on vide le contenu narratif, et le verre vidé peut se remplir d’un autre contenu. »20
Vassiliev et Dréville recherchent la métaphysique, Régy et Yann Boudaud la matière mystérieuse21, entendons qu’il y a peut-être là un objectif similaire. Il nous faut donc avouer que le sens premier de notre recherche était erroné, nous avons commencé ce travail à la recherche de voix qui n’était plus moyen, mais une finalité. Finalement la voix si elle n’est plus au service du sens l’est toujours de la recherche d’un territoire inconnu que le théâtre défriche. Pour Serge Merlin le texte est un masque révélateur, au sujet de la nécessité d’un texte comme matériaux originel il s’exclame : « Ah oui ! Ah toujours, toujours : le masque ! Enfin le masque de la révélation, le seul masque de qui révèle, le seul masque qui dise quelque chose et qui prononce, mais avec lequel les masques successifs se succèdent l’un à l’autre et arrivent à un possible endroit de vie… pas de la vérité, mais de l’intuition d’un passage. Que quelque chose veut dire quelque chose. Qu’il y a quelque chose qui veut dire quelque chose… »22. Serge Merlin et Yannick Butel s’accordent sur ce que n’est pas l’objet de la recherche, la vérité. On parle de vérité aussi bien au sujet du jeu de l’acteur, qui jouerait vrai, qu’au sujet texte qu’il faudrait percer, comprendre. En transformant le texte en son, en faisant voix du texte, la voix de l’encre maintient le mystère. L’objet de la recherche n’est pas la vérité, c’est, nous dit Serge Merlin, un passage. L’oeuvre n’est pas la finalité, elle est un parcours pour l’acteur qui l’augmente, qui lui parle, qui la modifie. L’acteur qui passe par l’oeuvre témoigne de ce qu’elle lui fait vivre, un témoignage qui n’est pas clair, qui n’est pas organisé, un témoignage de son et de geste163. Une fois encore c’est l’histoire que raconte Dréville de la pièce Médée-Matériau : une actrice qui passe à travers l’oeuvre Médée. C’est aussi en ce terme que Claude Régy désigne l’acteur, comme un « passeur », celui qui traverse l’oeuvre, mais aussi celui qui va faire passer cette matière mystérieuse au public. Yann Boudaud convoque en nous cette image de Charon, fils d’Érèbe (l’Obscurité) et de Nyx (la Nuit), deux entités qui maintiennent le mystère, qui faisaient traverser le Styx, contre une obole, aux âmes des morts. Parce que le passage par l’acteur de l’oeuvre crée une nouvelle oeuvre, un nouveau passage que le spectateur pourra emprunter. Phénomène que nous pressentions déjà au sujet de Jean-Quentin Châtelain qui nous donne à entendre son rêve. Claude Régy cite Nietzsche : « Avec sa violence implacable Nietzsche dit — dans Zarathoustra : De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec son sang. Écris avec ton sang : et tu verras que le sang est esprit.»23 Écrire sur du papier avec sa vie est presque toujours une métaphore. Pour l’acteur, ce n’en est pas une, il est organiquement présent sur le plateau, c’est avec ses voix qu’il dessine l’espace, c’est avec sa transpiration qu’il le marque, c’est avec son corps qu’il l’imprime. C’est ce qui rend finalement l’interprétation des acteurs de notre corpus unique : personne ne peut imaginer ou prévoir ce résultat à la lecture du simple texte support. Ce qu’on va entendre ce n’est pas que les mots d’un auteur, ce n’est pas non plus qu’un acteur qui fait des vocalises, on assiste à un phénomène de métamorphose, de la parole couchée à la parole vertébrée. Par l’impulsion que donne le texte à l’acteur, par le rythme que donne l’acteur au texte. L’acteur de la voix fait entendre ce qui n’était pas entendu, il nous propose un passage jamais défriché, il travaille l’in-ouï.
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Joëlle Gayot, « Jean-Quentin Châtelain en enfer »in Une saison au théâtre, France Culture, 2017, 00:12:25.. + [URL : https://www.franceculture.fr/emissions/une-saison-au-theatre/en-enfer-avec-jean-quentin-Châtelain] (consulté en Juin 2020). ↩
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Valérie Dréville, Face à Médée: Journal de répétition, Paris, Le Théâtre d’Actes Sud-Papiers, 2018, p. 116. ↩
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« Jean-Quentin Châtelain : Le plus dure c’est d’arriver à livrer notre intimité en public.
Joëlle Gayot : C’est pour ça que vous fermez les yeux sur le plateau ?
Jean-Quentin Châtelain : Oui, oui beaucoup parce que ça m’isole. Malheureusement il faut quand même y penser un petit
peu… parce que le regard est important si vous voulez. J’aime beaucoup ce que dit Valérie Dréville dans une interview qu’elle a accordé à la revue du TNS et qui parle de Vassiliev. Vassiliev lui dit, pourtant une grande actrice quand même : “Tu es toujours meilleure en répétition, exerce ton art en public, c’est tout’’. On est toujours mieux en répétition parce qu’on est seul, et après quand on doit livrer la chose, on en fait plus mais il faut pas. Less is more. Moins c’est mieux. Et la salle du Lucernaire, qui a 48 places, c’est une salle extraordinaire qui paye pas son homme mais qui permet une intimité. On peut susurrer. On peut penser les mots presque.» in Joëlle Gayot, « Jean-Quentin Châtelain en enfer », Op. Cit., 00:27:00. ↩ -
Chloé Larmet, « Paroles de Yann Boudaud (Entretien réalisé par Christophe Triau) » in Expériences de voix, Op. Cit., p. 435. ↩
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Valérie Dréville, Face à Médée: Journal de répétition, Paris, Le Théâtre d’Actes Sud-Papiers, 2018, p. 81. ↩
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Alexandre Barry, Trakl Sébastopol, Local Films, 2018. ↩
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Joëlle Gayot, « Samuel Beckett / Serge Merlin / La dernière bande » in Changement de décor, France Culture, 2012, 00:03:45. ↩
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Yannick Butel, Acteurs de cristal – Rencontre avec Valérie Dréville, Pays des Miroirs Productions, 2013, 00:12:15. ↩
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« Le poète cherche la rencontre avec le mal, Orphée descend aux Enfers pour aller chercher la connaissance, c’est vrai que nous les artistes on a beaucoup de démons comme ça, et on les côtoie. Parce que c’est toujours très intéressant d’être le témoin. C’est pour ça que moi j’aime beaucoup ces textes qui sont des témoignages comme Kertész avec le Kaddish, comme Beckett avec Premier amour; ou comme Mars avec Fritz Zorn. Ce sont des témoignages de gens qui ont vécu une expérience terrible et qui la raconte comme des témoins de l’Enfer. C’est une épreuve dont apparement Rimbaud veux sortir et ça m’intéresse beaucoup, dans ma vie d’artiste, parce qu’il faut faire de conversion.» in Joëlle Gayot, « Jean-Quentin Châtelain en enfer » in Une saison au théâtre, France Culture, 2017, 00:06:55. ↩
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Chloé Larmet, « Paroles de Yann Boudaud (Entretient avec Chloé Larmet) » in Expériences de voix, Op. Cit., p. 442. ↩
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Sarah Kane, trad. Evelyne Pieiller, 4.48 psychose, Paris, L’Arche, 2003, p. 19. ↩
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Cette réflexion sur l’ombre qui accompagne l’acteur nous fait penser à ce poème du dix-neuvième siècle d’Alfred de Musset. C’est un peu romantique, mais aussi un peu noir comme les aiment les adolescents et les gens de théâtre, il s’appelle La nuit de décembre. Ça commence comme ça « Du temps que j’étais écolier, / Je restais un soir à veiller / Dans notre salle solitaire. / Devant ma table vint s’asseoir / Un pauvre enfant vêtu de noir, / Qui me ressemblait comme un frère. » Le poète grandit et l’ombre grandit avec lui, elle devient jeune homme, étranger, orphelin, à mesure que la vie se défile. Quand le poème est fini, la vision prend la parole et termine en ces mots : « Ami, je suis la Solitude. ». L’acteur seul en scène semble traîner partout avec lui cette ombre amie qui se charge de la force poétique de la pièce pour en devenir l’unique personnage, l’essence et le témoin de tous ceux qui y sont représentés et concernés. L’acteur tire de lui sa voix, il s’adresse à lui, lui démontre qu’il est à la hauteur. Cette solitude est l’origine et la finalité : elle serait comme actrice et spectatrice du comédien. ↩
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Joëlle Gayot, « Jean-Quentin Châtelain en enfer » in Une saison au théâtre, France Culture, 2017, 00:25:18. ↩
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Claude Régy, Laure Adler, Le théâtre, sensation du monde, Avignon, Éditions Universitaires d’Avignon, 2014, p. 17. ↩
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Ibid., p. 23. ↩
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Joëlle Gayot, « Vibrer jusqu’à l’indécence avec Claude Régy » in Une saison au théâtre, France Culture, 2016, 00:04:45. + [URL : https://www.franceculture.fr/emissions/une-saison-au-theatre/vibrer-jusqua-lindecence-avec-claude-regy] ↩
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Henri Meschonnic, La rime et la vie, Paris, Folio essais, 1989, p. 28. ↩
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Claude Régy, Ecrits 1991 – 2011, Paris, Les solitaires intempestifs, 2016, pp. 167-168. ↩
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Yannick Butel, « La fuite en avant… devant le corps revenant » in Études théâtrales, n°66, Paris, 2017, pp. 155-160. ↩
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Valérie Dréville, Face à Médée: Journal de répétition, Paris, Le Théâtre d’Actes Sud-Papiers, 2018, p. 31. ↩
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Pour Yann Boudaud le mystère de l’écriture va au-delà de l’image de la virgule que nous prenions plus haut pour imager notre propos :
« Je trouve souvent que les débats sur le respect de l’auteur cachent beaucoup de lacunes à ce niveau là. J’ai du mal à comprendre ce que ça signifie je crois. Le respect ne se situe pas forcément là où on croit – pas au niveau de la ponctuation, mais à un niveau bien plus profond. C’est cette dimension archaïque. C’est bien plus qu’une représentation. Comme si c’était de l’espèce humaine dont on parlait en réalité, de ces générations successives qui sont là, ensemble, et qui se transmettent de pauvres choses comme elles peuvent. Les auteurs ont choisi ces mots mais quand on travaille vraiment sur ces derniers, on s’aperçoit qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes. Les mots ne suffisent pas à décrire les phénomènes qu’ils nomment, c’est impossible, ils sont trop connotés. Dans le travail on arrive très vite à une impasse dans l’interprétation d’un texte. C’est important de savoir ce qu’on joue, son sens, comment se construit l’action etc, mais c’est un autre boulot de faire vivre cette action et les mots ne peuvent pas être une aide à cet endroit. Les mots peuvent aider à comprendre les choses mais après commence un travail qui ne concerne plus le sens, qui ne concerne plus uniquement l’action mais plein d’autres choses, l’imaginaire… » in Chloé Larmet, « Paroles de Yann Boudaud (Entretient avec Chloé Larmet) » in Expériences de voix, Op. Cit., p. 448. ↩ -
Laure Adler, « Serge Merlin: "Je suis mal-aimé" » in Hors-Champs, France Culture, 2016, 00:19:00. ↩
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Claude Régy, Du régal pour les vautours, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 27. ↩