Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Salomé, un conte rouge – Tentative de mise en récit d’un dialogue muet. #Article


« Il ne faut pas trouver des symboles dans chaque chose qu'on voit.
Cela rend la vie impossible. »
Oscar Wilde, Salomé

L’oeuvre n’a rien à faire de nous.
Que nous soyons fatigués, curieux, mal à l’aise, dans de bonnes ou de mauvaises dispositions, l’œuvre restera impassible, indifférente, monologuant en elle-même.
D’ailleurs, que nous soyons là ou pas l’œuvre continuera son monologue infini.
Pourtant notre humeur, notre disposition, change considérablement l’appréciation que nous aurons de l’oeuvre. C’est que, c’est nous, la matière vivante, en mouvement. L’œuvre n’est jamais qu’un objet. Pour reprendre les mots de l’artiste Frank Stella « What you see is what you see » 1. L’œuvre ne veut rien nous dire. Et si, pourtant, nous entendons des voix, c’est qu’elles ne viennent peut-être pas de l’oeuvre, mais de nous. Nous le passage pour reprendre le titre d’un recueil de poèmes d’Henri Meschonnic2.
Pour le dire avec les mots du théâtre, il n’y a pas de spectateurs d’une œuvre, il n’y a que des acteurs. Constamment, face à elle, nous créons. Nous faisons vibrer cette matière silencieuse bien plus vaste que l’œuvre.
Alors, quand une artiste, Florica Kyriacopoulos, décide de créer un nouvel espace de dialogue entre des oeuvres habituées au monologue, nous sommes comme traversés par des liens qui se tissent entre elles et à travers nous. Transpercés de toutes parts, des liens invisibles nous enchainent à une conviction profonde, celle qu’en ce lieu se joue quelque chose.
Donc, convenons ensemble que tout ce qui suivra ne concernera aucunement les œuvres présentes dans l’exposition REDS3. Il n’y aura pas d’éléments biographiques des artistes, pas d’apports historiques sur le contexte de création des œuvres, aucune méta information sur l’exposition. Elle ne parlera que de mon ressenti, que de mes sensations, de mes intuitions et des liens entre ces œuvres qui se tissent en moi.
Reste une dernière question liminaire, celle de l’intérêt de rendre visible un dialogue silencieux et qui devrait peut-être le rester. C’est qu’il semble que cet espace, REDS, crée, comme souvent l’art important, une nouvelle œuvre à l’intérieur de chacun. Et que cette œuvre nouvelle, cette sculpture intérieure on peut choisir de la garder pour soi comme on garde une petite poterie amateur que nous avons faite pour le plaisir un après-midi, ou bien se risquer à la confier aux autres, non comme une vérité, mais comme une invitation et un partage entre potiers de l’âme amateur. Enfin et surtout, c’est en assumant ses poteries qu’on s’améliore et qu’on impose ce non-savoir. Parce que celui qui sait, qui parle de l’art avec des données factuelles, qui commet un cours ou une analyse qu’il veut vraie, impressionne par sa belle sculpture et pousse ceux qui ne savent pas à cacher leur petite poterie naïve. Or osons dire que celui qui ne sait pas, celui qui a la chance d’être dans la plus simple réception, nu face à l’œuvre, celui-là ne parasite pas sont dialogue intérieur et donc s’approche sans protection du feu qui brûle dans le coeur de pierre de ces objets inanimés. Pour celui-ci l’oeuvre est plus impressionnante encore puisqu’elle apparait nue elle aussi, sans ajouts successifs de compléments théoriques. Moins mutante, mais donc aussi plus mutique. D’où l'effroi de se retrouver désarmé face à une oeuvre qui ne parlerait pas et qu'on ne saurait pas faire parler. D'où aussi peut-être la volonté de Zarathoustra, le naïf nietzschéen, de ne porter intérêt qu'à l'art écrit avec le sang ?

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit » 4

Dénué de ses compléments théoriques le factice apparait décuplé alors que le sang apparait comme esprit. Ici dans REDS c’est bien de sang qu’il s’agit.

Quand on rentre dans la salle d’exposition de REDS, située dans le bâtiment central de l’Artcenter Fougaro, on ne voit rien. C’est qu’il faut que le regard s’habitue, dehors le soleil grec brille fort, ici c’est l’obscurité et le silence qui règne. Il faut que nos yeux s’habituent à l’ombre pour voir. Il faut que nos oreilles s’habituent à l’ombre pour entendre. Petit à petit, l’espace apparait, éclairé par un néon rouge qui encercle la salle et dessine la charpente sombre du lieu.
Nous commencerons cette visite intérieure par une grande structure en métal et néon mis à part de l’exposition, dans un à côté, dans un espace dédié. Peut-être parce qu’elle menace les autres œuvres par sa lumière. Peut-être parce qu’elle résume et contient en elle toutes les autres œuvres.
Alors on s’assoit sur un banc pour regarder cette pièce métallique rétro éclairée de jaune, de vert, de bleu et tout en dessous d’une large coulée rouge.
Plus tard, découpée dans cette lumière, nous apparaîtra ce que n’avions pas vu dans un premier temps, comme une lame de rasoir, rectangulaire avec deux côtés plus fins. Celle qu’ont utilisée avant les rasoirs actuels, garantie sans coupures et douce avec la peau. Ces lames-là tranchaient, on s’en couper les veines… ou la tête. Puisque, regardant de plus près le papier donné à l’entrée de l’exposition, cette œuvre de l’artiste Stephen Antonakos s’appelle St John the Baptist5. Notre réception nue de l’œuvre souffrira alors d’une recherche Wikipedia qui allait bouleverser la suite de la visite de cet espace.

Nous sommes dans les années 20, années folles à tous les siècles, mais là il s’agit des premières années 20 après J-C. Hêrôdês Antipatros est tétrarque, de Galilée et de Pérée. Il dirige toute la partie orientale de l’Empire romain. Hérode répudie Phasaélis, sa première femme pour épouser Hérodiade, sa propre nièce et femme de son demi-frère qu'elle quitte de son vivant, ce qui fait scandale. Elle a une fille, Salomé.
Jean le baptiste, qui est donc le nom de la sculpture en métal et néon, est un prophète important dans la religion chrétienne puisque c’est lui qui aurait annoncé la venue de Jésus de Nazareth et qui l’aurait baptisé sur les bords du Jourdain. Dans les dizaines de peintures religieuses le représentant, il est toujours drapé d’une flamboyante pièce de tissus rouge.
Jean dit au roi Hérode  : « Il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère »6. C'est à la suite de ces admonestations qu’Hérode le fait jeter en prison.
L’évangile selon Saint Mathieu raconte la mise à mort de Jean le Baptiste.

« Or, lorsqu’on célébra l’anniversaire de la naissance d’Hérode, la fille d’Hérodias dansa au milieu des convives, et plut à Hérode, de sorte qu’il promit avec serment de lui donner ce qu’elle demanderait. À l’instigation de sa mère, elle dit : « Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean-Baptiste. » Le roi fut attristé ; mais, à cause de ses serments et des convives, il commanda qu’on la lui donne, et il envoya décapiter Jean dans la prison. Sa tête fut apportée sur un plat, et donnée à la jeune fille, qui la porta à sa mère »7

Cette scène de décapitations le Caravage la peint une première fois en 16078 puis une seconde fois, comme une obsession, en 1609. C’est la première version qui va nous intéresser, et ce même si, dans la seconde, Salomé est drapée de rouge, comme si, en plus de la tête de Jean, elle avait récupéré sa cape. On y voit le bourreau tenir par les cheveux la tête de Jean de Baptiste et la présenter à Salomé qui tient le plateau. Le regard de Salomé fuit la scène tandis que sa mère regarde la tête avec dureté et intérêt. On a comme l’impression d’une femme à deux têtes et il est intéressant de noter que souvent, les figures de Salomé et d’Hérodiade seront confondues en une seule.

Ce tableau, typique des clairs obscurs du Caravage découpe ses personnages à la lumière, les faisant briller sur le fond noir. Et c’est exactement ce que fait l’exposition REDS avec ses tableaux. La salle a été peinte en noire pour l’exposition et chacune des pièces est éclairée avec minutie pour trancher l’espace et les rendre aussi saisissantes et instantanées que ce bourreau pris sur le vif. D’ailleurs, il est là avec son visage rond, ses oreilles décollées et son teint rouge. Et c’est sensiblement ce même homme que l’on croit retrouver, les pieds suspendus dans le vide, plus loin dans l’exposition. Suspended Figure (1999) est une sculpture de Goerge Lappas qui semble comme modelée dans du plastic rouge9. La ressemblance avec le coupeur de tête du Caravage est frappante, dans l’exposition aussi une lumière par le haut assombri le regard de l’homme sous d’épais sourcils.

La Salomé au regard fuyant du tableau est une façade, un leurre. La vraie Salomé est une tentatrice, une sorcière. Augustin d’Hippone, dans son Quinzième Sermon pour la décollation de saint Jean-Baptiste, revient sur ce pouvoir terriblement séducteur et érotique de la danse qu’accomplit Salomé, plus tard nommée Danse des sept voiles :

« Aussitôt elle se tord pour décrire des circuits insensés ; elle tourne avec la rapidité d’un tourbillon ; on la voit parfois se pencher d’un côté jusqu’à terre, et parfois renverser sa tête et se pencher en arrière, et, à l’aide de son léger vêtement, trahir ainsi ses formes voluptueuses. »

C’est une danse de serpent, une danse de flamme, une danse orientale, de celles qu’on danse sur un tapis rouge. Justement, ce tapis est là, lui aussi, dans l’exposition, c’est un tapis turc qui représente un arbre de vie, qui doit donner l’immortalité10. Ce tapis n’est pas exposé contre un mur, comme un tableau, pour qu’on y regarde les motifs, non, il est soigneusement posé sur une estrade. Donc, à moins de se rapprocher et de se pencher, ce qu’on voit, c’est un espace qui se laisse danser par les fantômes. Une scène vide ne l’est jamais vraiment, immédiatement on la peuple, ici de la danse de Salomé. On retrouve un tapis oriental sous les pieds de la danseuse dans cette gravure de E. Thiel la représentant en 1898.

Il n’y a pas de plateau d’argent dans l’exposition REDS mais une grande photographie d’Alexis Sarrigeorgiou de 200811, qui représente une ancienne théière dans une vieille cuisine. Ce qui frappe, au-delà de la dimension sonore de ce tableau, qui semble siffler comme une théière bouillante, c’est évidemment le reflet argenté, comme il brille. Et Oscar Wilde, dans sa pièce en un acte Salomé écrite en français en 1983, lie l’argenté de la lune à celui du visage de la jeune femme12.

« Comme la princesse est pâle ! Jamais je ne l'ai vue si pâle. Elle ressemble au reflet d'une rose blanche dans un miroir d’argent. »

Dans ce texte Oscar Wilde fait de Salomé une amoureuse transie du beau prophète, ici nommé par son nom hébreu Iokanaan. Il refuse à la jeune femme un baiser. Salomé décrit l’amour qu’elle a pour les lèvres rouges, celles là mêmes qui disent la parole de dieu :

« C'est de ta bouche que je suis amoureuse, Iokanaan. Ta bouche est comme une bande d'écarlate sur une tour d'ivoire. Elle est comme une pomme de grenade coupée par un couteau d'ivoire. Les fleurs de grenade qui fleurissent dans les jardins de Tyr et sont plus rouges que les roses ne sont pas aussi rouges. Les cris rouges des trompettes qui annoncent l'arrivée des rois, et font peur à l'ennemi ne sont pas aussi rouges. Ta bouche est plus rouge que les pieds de ceux qui foulent le vin dans les pressoirs. Elle est plus rouge que les pieds des colombes qui demeurent dans les temples et sont nourries par les prêtres. Elle est plus rouge que les pieds de celui qui revient d'une forêt où il a tué un lion et vu des tigres dorés. Ta bouche est comme une branche de corail que des pêcheurs ont trouvée dans le crépuscule de la mer et qu'ils réservent pour les rois... ! Elle est comme le vermillon que les Moabites trouvent dans les mines de Moab et que les rois leur prennent. Elle est comme l'arc du roi des Perses qui est peint avec du vermillon et qui a des cornes de corail. Il n'y a rien au monde d'aussi rouge que ta bouche... laisse-moi baiser ta bouche. »

Des roses, plus rouges que des roses, métalliques, il y en a dans l’exposition REDS, plus piquante, plus tranchante, plus mortelle aussi. Un bouquet de roses en Zinc d’un artisan grec Mehmet Deli est posé sur un promontoire dans un coin de la pièce13. La comparaison avec Salomé, si belle et si dangereuse, est presque trop évidente.

Dans la pièce de Wilde, le tétrarque éprouve un désire incestueux pour sa belle-fille, qui rend jaloux Hérodia. Quand le roi demande à Salomé de danser pour lui, promettant en échange tout ce qu’elle souhaitera, y compris la moitié du royaume, Salomé y voit un moyen d’obtenir le baiser du prophète. Quand Salomé commence à danser, la lune si pâle ce soir-là devient rouge.

« Ah ! regardez la lune ! Elle est devenue rouge. Elle est devenue rouge comme du sang. Ah ! le prophète l'a bien prédit. Il a prédit que la lune deviendrait rouge comme du sang. N'est-ce pas qu'il a prédit cela ? Vous l'avez tous entendu. La lune est devenue rouge comme du sang. Ne le voyez-vous pas ? »« Ah ! regardez la lune ! Elle est devenue rouge. Elle est devenue rouge comme du sang. Ah ! le prophète l'a bien prédit. Il a prédit que la lune deviendrait rouge comme du sang. N'est-ce pas qu'il a prédit cela ? Vous l'avez tous entendu. La lune est devenue rouge comme du sang. Ne le voyez-vous pas ? »

Cette métamorphose de la lune argentée en lune rouge on la retrouve dès le début du film Salomé de 1972 de Carmelo Bene14. Ce film expérimental est ultra-cuté : rares sont les plans qui durent plus d’une seconde. Dès l’ouverture du film on voit donc la lune argentée, le roi enfilant des bagues rouges, la lune, les bagues, la lune, les bagues, la lune, les bagues, la lune, le roi plonge ses mains dans une eau rouge, la lune, le roi, la lune, les bagues, la lune, le roi, le son se coupe, le roi sèche ses mains, on voit son œil dans un petit miroir, plan d’insert sur ce qui semble être le roi auréolé, un bouquet de roses qui laisse apparaitre un soleil couchant ou une lune rouge. Plusieurs plans proches du stroboscopique et puis la Salomé de Donyale Luna apparait de l’eau, le visage recouvert de diamant, comme le crâne de Damian Hurst15. Le tout en trente petites secondes.

Évidemment dans la pièce de Wilde, la danse est sublime et quand le roi demande à Salomé ce qu’elle veut, elle demande la tête du prophète. Le roi refuse, tente de la dissuader, tant par dégoût que par peur de représailles divines, Salomé insiste, acculant le roi qui envoie ses gardes faire la sale besogne et rapporter la tête. Salomé sombre définitivement dans la folie.

« Ah! tu n'as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Iokanaan. Eh bien ! je la baiserai maintenant. Je la mordrai avec mes dents comme on mord un fruit mûr. Oui, je baiserai ta bouche, Iokanaan. Je te l'ai dit, n'est-ce pas ? je te l'ai dit. Eh bien ! je la baiserai maintenant […] Oh ! comme je t'ai aimé : je t'aime encore, Iokanaan. Je n'aime que toi ...J'ai soif de ta beauté. J'ai faim de ton corps. Et ni le vin ni les fruits ne peuvent apaiser mon désir. Que ferai-je, Iokanaan, maintenant ? Ni les fleuves ni les grandes eaux ne pourraient éteindre ma passion. J'étais une Princesse, tu m'as dédaignée. J'étais une vierge, tu m'as déflorée. J'étais chaste, tu as rempli mes veines de feu ...Ah ! Ah ! pourquoi ne m'as-tu pas regardée, Iokanaan ? Si tu m'avais regardée, tu m'aurais aimée. Je sais bien que tu m'aurais aimée, et le mystère de l'amour est plus grand que le mystère de la mort. Il ne faut regarder que l’amour. »

Dans la pièce d’Oscar Wilde, Hérode voyant Salomé devenir folle, ordonne qu’on l’exécute immédiatement mais selon un texte apocryphe, la Lettre d'Hérode à Pilate, Salomé mourut en passant sur un lac glacé. Et comme souvent dans ce genre situation on atteint jamais l’autre rive… The Other Shore, pour reprendre le titre anglais d’un tableau de Vassilis Kypraios de 1997 présents dans l’exposition REDS et qui mixe plusieurs matériaux dans un tableau tout de lignes verticales et horizontales étonnamment peu rouges pour cette exposition, plutôt blanc ou beige16.
Alors évidemment, la glace se brise sous les pieds de Salomé, elle tombe dans l’eau. On raconte que la glace se reforma autour de son cou, laissant apparaître sa tête comme posée sur un plateau d’argent.
On retrouve ces deux têtes dans l’exposition. Celle toutes cerclées de bois, comme autant d’auréoles pour Saint-Jean de Baptiste, et une tête noire enfoncée de clou pour Salomé, comme une vierge de fer cet un instrument de torture ayant la forme d'un sarcophage en fer ou en bois, garni en plusieurs endroits de longues pointes métalliques qui transpercent lentement la victime placée à l'intérieur lorsque son couvercle se referme. Un instrument de torture pour les sorcières comme Salomé. Ces deux têtes son OT(WVZ K-BCU)17 et OT(WVZ K-AHB)18 deux oeuvres de 2012 et 2013 de l’artiste Alfred Haberpointner. L’homme suspendu que nous disions être le bourreau tout à l’heure est placé sur un promontoire au-dessus des deux têtes, il veille.

Salomé semble donc hanter toutes les pièces de cette exposition, comme ces trois femmes qui font une petite danse, qui sont les trois Parques, les bienveillantes, mais peut-être pas seulement. Le tableau s’appelle A Little Dance (2016) de l’artiste Alexandra Warren et représente dans des teintes rouge orangé trois ombres féminines. Heinrich Heine, poète allemand, publie en 1841 un poème intitulé Atta Troll : Rêve d’une nuit d’été19. Dans ce long texte, Salomé et sa mère Hérodiade ne forment qu’une seule entité, une sorte de fée païenne qui chevauche aux côtés de deux autres beautés chasseresses : Diane, déesse de la mythologie gréco-romaine, et Habonde, exhumée des légendes celtes. Ces trois femmes sont condamnées à une chevauchée nocturne éternelle que le narrateur peut contempler à « l’époque de la pleine lune, pendant la nuit de la Saint-Jean ». Il en subit malgré lui l’attrait mais en même temps se défie de ce « trio d’amazones » : Diane a « au fond de son œil noir un feu terrible, un feu doux et perfide, qui aveugle et dévore » ; la fée Habonde se rit sans cesse de ceux qui la courtisent – en vain ; Hérodiade-Salomé respire « tout le charme de l’Orient » mais est « maudite et condamnée à suivre, jusqu’au jugement dernier, comme un spectre errant, la chasse nocturne des esprits ». Pour Heinrich Hein c’est aussi l’amour qui explique le vœu de Salomé. « Car elle aimait jadis le prophète. La Bible ne le dit pas, - mais le peuple a gardé la mémoire des sanglantes amours d’Hérodiade.». Le peuple garde la mémoire des mythes.
Dans ce tableau de Alexandra Warren, on voit donc Salomé rousse comme Jessica Chastain dans le film qu’Al Pacino réalise sur les vestiges de la pièce d’Oscar Wilde qu’il a monté en 201320.
Alors nous n’avons pas encore parlé de l’autre tableau de Vassilis Kypraios, à côté de The other Shore, de la série Seats (2002-2004) qui représente une chaise avec un drapé rouge continu du dossier au pied21. C’est peut-être le trône déserté du roi, il ne reste plus que sa tenue pourpre, Iokanaan, le prophète d’Oscar Wilde l’avait prévenu :

« Il sera assis sur son trône. Il sera vêtu de pourpre et d'écarlate. Dans sa main il portera un vase d'or plein de ses blasphèmes. Et l'ange du Seigneur Dieu le frappera. Il sera mangé des vers. »

Dans ce tableau on croit voir comme le détail d’un autre, situé en face de lui dans l’expo REDS. Celui Ona B. de 199722. Peut-être le plus indescriptible et le plus fascinant de cette exposition. On y voit une danse de flamme, quelqu’un qui brûle et se consume dans la beauté. Ce sont les enfers et le paradis liés en un même point. Et ce qu'on sait, grâce aux travailles des mouvements féministes, c’est que, toujours, les femmes que les textes anciens nous ont décrites comme des sorcières sont bien plus intéressantes, insoumises, furieuses et flamboyantes que toutes les saintes. Ainsi Salomé la sorcière séductrice aura traversé le temps, aura rencontré d’autres mythes, se sera invitée chez des artistes. Elle n’est pas un personnage qu’on incarne, c’est une figure mythologique. Comme toutes les figures, elle nous constitue, elle est une pierre de notre humanité. On travaille avec Salomé, Face à elle, en dialogue avec elle. Et elle incarne quelque chose. Bien sûr comme beaucoup de congénères femmes de la mythologie, elle fascine et fait peur aux hommes : comme Dalila, Judith, Hélène, Circé, Cléopâtre, Omphale, Calypso… toutes des sorcières. Salomée elle-même est multiple comme l’addition d’autant d’histoires et de versions d’un même conte23. Alors, qu’est-ce que cette figure, dont nous suivons la piste depuis le début de cet article, peut bien dire de nous ?
Déjà, que quelque soit la situation une Salomé arrive toujours à ses fins, même s’il faut se jouer des règles, même s’il faut parfois s’abaisser à une soumission feinte. Parce qu’au-delà de la danse, de la manipulation ou non de la mère, de l’amour ou non pour le prophète, tous les mythes de Salomée s’accordent sur un point : au moment où Salomé demande la tête, Hérode refuse et Salomé insiste. Elle ne lâchera pas, elle sait ce qu’elle veut : à ce moment-là elle est en puissance. Pour Mona Chollet, auteure française de l’ouvrage féministe Sorcières, La puissance invaincue des femmes :

« La sorcière est devenue un condensé de tout ce qui dérange chez les femmes. À partir de là, on peut l’assumer et en faire une figure de révolte, le symbole de la femme affranchie de toutes les dominations. Le simple fait de remonter aux origines de ces images a un effet libérateur. Cela ne suffit pas, nous avons tellement intériorisé ces normes. Mais c’est déjà une façon de ne plus les subir. Déconstruire les stéréotypes invite à briser les anciennes images et la malédiction qu’elles colportent, et à leur en substituer d’autres. Nos catégories du beau et du laid sont liées à un ordre de valeurs, elles peuvent évoluer ! Quand Sophie Fontanel énumère les raisons pour lesquelles elle trouve beau le blanc de ses cheveux dans son livre Une apparition, elle conjure les associations d’idées issues d’un lourd passé misogyne. Et puis, le côté radical de l’affirmation de sorcière chez les féministes me plaît. Brusquement, on n’est plus seulement dans les revendications d’égalité salariale, c’est une espèce d’affirmation d’une force particulière, d’un rapport au monde différent qui heurte de plein fouet notre côté rationnel. Cela renvoie à une expérience accumulée que le savoir officiel réprime. C’est aussi souligner le fait que le monde actuel s’est construit très largement sans les femmes, et qu’elles peuvent avoir envie de faire entendre un autre point de vue. »24

Ensuite, que Salomé est une figure qui lie l’art et la mort. Le découpage formel d’une œuvre qui parle de couper des têtes ne doit pas être sous-estimé. Nous avons évoqué les centaines de coupes du film de Carmelo Bene et nous écrivions que le Caravage et l’expo REDS découpées avec la lumière. Avec un sens net, précis, minutieux du détail. C’est parce qu’elle danse, et qu’elle danse avec le plus haut niveau de virtuosité, que le prophète meurt. Or ce lien entre la mort et l’art semble primordiale : depuis toujours on crée de l’art pour maintenir la mémoire de ceux qui s’éloignent. On garde ce rapport à l’antique, au passé, pour se connecter aux morts mais aussi dans la conscience qu’on trace un même trait, que l’encre, que la pierre, que la peinture, que l’air qu’on utilise sont chargés de sens, d’histoire : qu’ils sont puissants parce qu’ils sont antiques.
L’art et la mort sont liés parce que l’artiste est celui qui transgresse, abat les frontières, entre le bien et mal, entre la vie et la mort, entre la sexualité et la spiritualité. Pour le metteur en scène français Claude Régy :

« L'écriture pour naître, pour pénétrer, blesse.
Coït de lame et de plaie. Trajectoire de la balle.
Son entrée dans le corps.
La transgression d’un interdit est comme un passage obligé.
Se promènent ensemble dans un même et gracieux jardin on les voit marcher— Hôlderlin, Van Gogh, Nietzsche, Artaud, Sarah Kane, Lenz, Robert Walser. Plusieurs ont fini par le suicide ou la mort douce dans la neige (Walser), Lenz ivre mort dans une rigole à Moscou.
Plusieurs n’ont pas échappé à l’asile psychiatrique.
Il y a une équivalence essentielle du suicide et du crime. La mort donnée est la même. Volonté obscure de tuer quelque chose. Peut-être pour faire surgir de l'inconnu.
Le texte, s’il est écrit dans une certaine exploration du passage des limites nous contraint, pour le suivre, à passer ces limites, à les toucher au moins.
Si on se donne la liberté d'aller jusque-là.
Le travail d'écrivain, de lecteur, de spectateur, n’est pas confortable.
Celui des acteurs non plus.
En tout cas il ne devrait pas l’être. »25

L’art est le lieu du non-savoir, et on boucle notre propos. Savoir ou croire savoir, c'est choisir une voie, celle de ce savoir-là sur ce point-là. C'est forcément étroit. En se mettant en situation de ne pas savoir, on s'ouvre l'infini. C'est pourquoi la mort, qui est de 1'inconnu et de l'infini – de l’infiniment inconnu – est objet de poésie.
C’est tout l’objet de REDS, être dans un état de non-savoir, qui nous ouvre l’esprit, laisse entrer les fantômes. Pour moi ce fut celui de Salomé, d’autres auront senti autre chose.
Il y a de nombreux espaces vides dans cette exposition, des présentoirs sans objet, des murs laissés noirs, des espaces d’ombres. Comme s’il nous revenait à nous, acteurs du dialogue muet, de compléter l’exposition avec, pourquoi pas, une pièce d’Oscar Wilde, un tableau du Caravage, un film de Carmelo Bene, un poème de Heinrich Hein.
Vers la fin de sa vie, l’historien de l’art Aby Warburg travailla sur son Atlas Mnémosyne du nom de la déesse grecque de la mémoire. L’idée était de pouvoir envisager une histoire de l’art qui ne soit pas chronologique mais rhizomatique, une oeuvre en appelant une autre sans aucune explication que celle de la conviction profonde qu’un dialogue muet les liait. Celle d’une mémoire commune. Or c’est exactement ce que semble faire l’exposition REDS de Florica Kyriacopoulos, elle rassemble dans un même lieu des œuvres qui s’entendent. C’est le lieu d’une mnémosyne, un lieu qui invite à la mémoire, la nôtre, celle des mythes perdus, des héroïnes rouges.

  • 1. ‘What You See Is What You See’: Donald Judd and Frank Stella on the End of Painting, in 1966.  
  • 2. Henri Meschonnic, Nous le Passage, Verdier, 1990.  
  • 3. Fougaro accueille un projet multiforme de l'artiste Florica Kyriacopoulos dans les espaces intérieurs et extérieurs de l’Artcenter. L'exposition-installation intitulée REDS est un work in progress qui a débuté en octobre 2021.
    Inspiré des œuvres de la FKPCOLLECTION , F. Kyriacopoulos explore la dynamique de la couleur rouge à travers des peintures, des objets, des photographies et des sculptures qui dialoguent entre eux dans un lieu rempli de couleurs et de lumière  
  • 4. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (trad. Georges-Arthur Goldschmidt), Le Livre de Poche, 1972.  
  • 5. Stephen Antonakos, St John the Baptist, 1992, Rusty Iron, neon, 91,5x183 cm.  
  • 6. Evangile de Jésus-Christ selon saint Marc (Mc 6:19)  
  • 7. Evangile selon Matthieu (Matthieu 14:6)  
  • 8. Le Caravage, Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, 1607, Huile sur toile, 91 × 106 cm.  
  • 9. Goerge Lappas, Suspended Figure, 1999, Iron, Plaster, Polyester, cloth, 39 x 22 x 21 cm.  
  • 10. Turkish cilium from Aydin with tree of life motif, which is believed to bring immortality. 20th century  
  • 11. Alexis Sarrigeorgiou, Untitled, 2008, Photograph on cotton paper, Ed. of 3, 160 x 127,5 cm.  
  • 12. Oscar Wilde, Salomé, Folio, 1983.)  
  • 13. Mehmet Deli, Untitled, Zinc, paint, cement, 80 x 40 cm.  
  • 14. Carmelo Bene, Salomè, 1964.  
  • 15. Damian Hurst, For the Love of God, 2007  
  • 16. Vassilis Kypraios, The Other Shore, 1997. Mixed media on canevas, 180 x 160 cm.  
  • 17. Alfred Haberpointner, OT(WVZ K-BCU), 2013, Nutwood nature, 44 x 27 x 34 cm.  
  • 18. Alfred Haberpointner, OT(WVZ K-AHB), 2012, Astre burned, nails, 49 x 27 x 34 cm.  
  • 19. Heinrich Heine, Allemagne: un conte d’hiver, 1986.  
  • 20. Al Pacino, Salomé, 2013, 81 min.  
  • 21. Vassilis Kypraios, From the series « Seats », 2002-2004, Acrylic on tarpaper pasted on canvas, 148,2 x 93 cm.  
  • 22. Ona B., Untitled, zinc, paint, cement, 80 x 40 cm.  
  • 23. Hans-Jürgen Greif souligne ça dans un article de 1999 Une femme armée, Salomé :

    « Puisque les Évangiles ont été rédigés plus d'une génération après la mort de Jésus, et qu'ils ne constituent pas des récits de témoins oculaires, il est tout à fait possible que ces récits reprennent des sujets plus anciens que les événements entourant la vie et la mort de Jésus. Ainsi se développe, en Europe septentrionale, le sujet d'une « Salomé » ayant dansé sur la glace. Quand celle-ci cède, elle tranche la tête de la danseuse. En Allemagne, Salomé porte le nom de « Pharaildis » ; ici, elle jure devant Hérode de vouloir n'appartenir qu'à Jean, dont elle est amoureuse. Le roi, jaloux, ordonne de le décapiter. La jeune fille veut embrasser la tête coupée, mais dans un souffle celle-ci l'envoie dans les airs, et la condamne à la « sauvage chevauchée ».
    En France, où Salomé est appréhendée différemment, il s'agit avant tout de souligner le caractère mortifère de la femme. Un peu plus de vingt ans après l’Atta Troll, Stéphane Mallarmé montre un tout autre côté de la danseuse, dans le fragment de sa tragédie Hérodiade ( 1864). Narcisse au féminin, elle se regarde dans le miroir […] À partir de Mallarmé, deux voies se dessinent dans la littérature : d'un côté, Salomé est la beauté solitaire menant une vie chaste, portant la mort à ceux qui la désirent ; de l'autre, elle devient l'outil des manigances politiques de sa mère, une jolie jeune fille, un peu stupide, mortifère malgré elle » 

  • 24. Weronika Zarachowicz, Mona Chollet : “La sorcière est un condensé de tout ce qui dérange chez les femmes », Télérama, 05/10/18.  
  • 25. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Paris, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 424.  
  • Next Post

    Previous Post

    © 2025 Matéo Mavromatis

    Theme by Anders Norén