Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

3.2 Vers une mise en mouvement.

Cet article est un extrait de mon mémoire de Master : "L’acteur de la Voix, de la vibration au mouvement".

Document PDF : MEMOIRE_MAVROMATIS


Quand Heiner Muller choisit la figure de Médée en 1985, l’Allemagne est dans une situation politique critique, Berlin est encore coupée en deux, comme un choix forcément liberticide pour la population. Le pays pris en tenaille entre deux visions économiques sauvages. Certainement peut-on voir dans le cri de cette Médée rapiécée, qui refuse de choisir entre l’humiliation et la soumission, qui choisit la liberté envers et contre tout, si ce n’est un message tout du moins un mouvement. Peut-être qu’il y a dans Médée à qui l’on veut arracher ses enfants les pleurs des familles séparées. Peut-être qu’il y a dans son geste fou déjà de la liesse de ceux qui, quelques années plus tard, comme elle, renverseront la table, feront tomber le mur. Médée figure poétique agissante. Si on reconnait à l’écriture le droit de s’inscrire comme acte conscient et résistant dans une société il devrait en être de même pour une voix. Une voix qui s’élève, non pas pour dire mais pour montrer, faire sentir.
Quand Trakl trempe sa plume dans l’encre du tabou, il la trempe aussi dans celle de l’insoumission : son mouvement est profondément libertaire. Il raconte bien plus que son histoire personnelle tragique, celle que décrit si bien Claude Regy. Les cris de la mort et de la jouissance, de la folie aussi. Au-delà du style littéraire du poète Trakl, ce sont ces voix qu’il capture dans son texte qui ont attiré Claude Regy. Le metteur en scène l’écrit comme résumé de son œuvre théâtrale : « Il me semble que tous mes spectacles parlent du passage du corps à l’esprit, en même temps que de la mort et de la folie, ils parlent du sexe. »
La voix par nature permet ce passage du mécanique au spirituel, du concret à l’immatériel, du corps à l’esprit. On retrouve ce mouvement de passage que nous avons accolé au spectacle Rêve et Folie ou justement la voix participe de cette élévation du corps à l’esprit. Le rapport entre la voix et la mort est de tout temps établi, à travers notamment les chants rituels, qui, toutes civilisations confondues, accompagnent, guident le mort, mais surtout permet le recueillement et le processus de deuil des encore vivants.1
Il nous faut évoquer brièvement le pouvoir érotique de la voix. Les voix ont une sexualité trouble. Comme une sorte d'androgynie irrésistible – on pense à ces voix d’homme dont la virilité se fragilise dans les aigus, comme celle de Jean-Quentin Châtelain qui par moment trouble la puissance de ses graves, comme si persistait quelque chose de la mue adolescente, celle de Rimbaud peut-être, véritable sex-symbol gay, icône avant l’heure et avec laquelle s’amuse l’acteur.
On parlait d’attirance inexplicable pour les voix de notre corpus, peut-être aurions-nous pu parler d’attirance sexuelle pour ces voix, d’attirance charnelle. Quand ils parlent, notre corps est dans une écoute, une adhésion.2 On ne peut d’ailleurs pas nier que les voix de notre corpus, pour quelqu’un qui n’aurait pas pris le temps d’être charmé et séduit par elles, passent facilement comme désagréables, irritantes, voir insupportables. Et pourtant, parce que nous avons pris le temps de les connaitre, elles nous semblent à nous envoûtantes, parfaites, en pleine possession de leurs puissances.
La mort, la folie et le Sexe se retrouvent dans les œuvres de notre corpus. Certainement reste-t-il dans la voix de Yann Boudaud quelque chose des cris tabous et incestueux de Trakl, mais aussi de sa soeur – androgynie à nouveau. Et la nudité phallique de Valérie Dréville n’est pas que physique elle s’entend. L’utilisation de sa voix par l’actrice est bien plus violente, débridée, voire pornographique que ne l’est l’utilisation de son corps.
On pourrait alors opposer ces voix sexuelles, troubles, organiques, perturbantes et passionnées aux autres voix platement sexuées, celles neutres, définies et définitives de la communication.

« Les institutions ont un rapport difficile avec la chose artistique qui, par nature, perturbe. Il ne peut y avoir d’art confortable. Il y a aujourd’hui tout un discours pernicieux sur le rôle de l’artiste dans la société. De toutes façon on parle trop de culture. L’art s’est depuis longtemps noyé dans la culture. Et voilà que la culture se dissout dans la communication. »3

La communication c’est cette voix sans personnalité, nationale, faussement investie. Publicitaire. C’est cette communication qui aujourd’hui – avec l’image – a envahi le monde. Dans le domaine artistique aussi, trop souvent l’art moderne et contemporain construisent leur réputation sur de la communication plutôt que sur du sensible. Or de la même manière que l’on défend le droit à la voix dans le théâtre de ne plus être illustrative, on peut défendre l’idée que toute autre forme d’art peut s’apprécier sans notice explicative. Puisque l’art tel que nous tentons de le définir ici, cet art du mouvement, est par définition plus sensoriel et physique.4 La culture, qui n’a rien à voir avec l’art, c’est déjà un accent, un vocabulaire, un argot qui met en branle le langage des communicants, qui excite la voix. La culture appartient à chaque individu et le définit sans échelle de valeurs.
Peut-être faut-il remonter plus encore dans le temps, dans l’histoire de la voix, pour retrouver l’art. Quitter les communicants modernes et les discours indifférenciés. Retourner à une langue plus charnue, plus imparfaite. Pour retrouver cette voix du chant, dans ces chants des cris et dans ces cris, une primitivité. De cette primitivité vient l’art. C’est-à-dire l’explosion de la voix dans l’univers.

« Je pense souvent à cette grotte de Pechemerle près de Cahors, avec sur le rocher des mains négatives et dans le sol l’empreinte du pied d’un enfant.
Les choses essentielles de l’homme, il est important de les retrouver dans les civilisations qui ont précédé le Christ parce que le christianisme a contaminé la pensée, la façon de vivre et d’envisager la vie
[…]
Une révolution du langage peut secouer l’ordre établi. »5

Les chants rituels et l’union indéfectible entre la voix et la mort, le sexe, la folie s’expliquent peut-être par le fait que ces trois situations brutales pour l’individu annihilent l’intellect. Mis à nu on ne peut plus rien dire, on est sans paroles. Ne reste que la voix. Peut-être parce que la voix permet d’exprimer ce qu’aucun mot ne peut. L’innommable. Parce que la voix est plus proche du corps que de l’intellect. Et parce que tout naturellement un son exprimera avec une infinie justesse ce que personne ne pourra jamais comprendre.
Certaines voix traversent l’espace et le temps, deviennent infinies. Certains cris résonnent toujours. On l’a pourtant entendu très précisément, un matin dans l’enfance on pourrait le dater, donner l’heure, on pourrait la situer géographiquement. Pourtant la voix hurle toujours dans la pièce à côté. Ce hurlement de détresse c’est un mouvement de survie, une nécessité profonde sous peine de mort, d’une deuxième. Un cri de mort, un cri pour éviter la folie. Un cri qui peut-être s’il est assez fort pourra être entendu de la mort, un pleur qui s’il est assez faible n’effrayera pas les ombres. Des tons surbas, surforts, surcriés dirait Régy.6
Le souvenir d’une voix nous replonge immédiatement dans l’instant de cette voix, on redevient celui qu’on était au moment de cette voix. On convoque des voix et elles viennent avec leur vibration, avec leur force. Une sensation, un mouvement. Il y a cette phrase de Sarah Kane – simple et définitive comme tout ce qu’a écrit la poétesse : « Rien qu’un mot sur une page et le théâtre est là».7 Or un mot, ce n’est pas encore un langage, ce n’est pas encore une parole, c’est un son. Alors on peut penser qu’un cri, qu’une vibration c’est déjà du théâtre. Un pleur, un soupire, une exclamation, un gémissement c’est déjà du théâtre. Un moment de voix et le monde se remet en mouvement.
Toute voix vraie est théâtre, parce que la voix est multiple, la voix met en jeu le corps. Parfois les sentiments sont tels que notre voix se dédouble, se transforme et on s’entend émettre des sons que l’on n’avait jamais entendus ni de soi, ni de qui quiconque d’autre. Un autre est né, une nouvelle voix comme un nouveau monstre. Et parfois les textes au théâtre amènent les acteurs à produire des sons qu’ils ne pensaient pas pouvoir produire. Le texte implique leur corps, le texte implique leur voix, il les transforme. Alors si un phénomène similaire se produit, un autre naît de cette nouvelle voix, cette autre c’est peut-être le personnage.
La voix du texte met en mouvement l’acteur et puis cette voix de l’acteur modifiée, cette voix du personnage met en mouvement le théâtre et ceux qui l’écoutent.
« Il faut remarquer qu’il y a « mouvoir » dans « émotion », un mouvement. »8

Une voix de l’encre c’est toujours un spectre. L’acteur de la voix c’est celui qui va donner corps à l’invisible, qui va rendre palpable, mouvant ce qui n’existait plus. Il y a quelque chose de fascinant pour le spectateur à voir apparaître ce qui est mort, ce qui est spectral.
Chaque fois qu’une voix nous marque au théâtre, on repart avec, à l’intérieur, un petit bout de cette voix. Un petit morceau de spectre. Un peu d’énergie. C’est une nourriture pour l’âme, c’est un moteur.
Parce qu’au-delà d’une musique, une voix a un impact, un effet concret pour celui qui la ressent. Une envie d’éternité, une envie de liberté, une envie de rébellion, une envie d’ailleurs. La matière de la voix n’est pas qu’un son, l’intérêt est dans la sensation qu’elle provoquera chez l’auditeur.
La voix de ces acteurs ne dit pas quoi penser elle réveille au fond de soi une volonté. La volonté de chercher par exemple là où le théâtre n’est plus le disciple d’un système de pensée aliénant, mais le lieu de l’implosion des individus. La voix n’est qu’un moyen celui qui personnellement nous attire, mais qui n’a pas le monopole de la radicalité.
Alors, continuer à aller au théâtre, s’assoir, fermer les yeux et entendre. D’abord le fragile voile d’un silence, l’ordre du rien ou de la convention. Attendre, et sentir proche de soi que d’autres attendent aussi. Petit à petit le voile s’alourdit. Puis, dans une déchirure, une voix. Là-bas une bouche s’est ouverte et deux cordes vocales ont mis l’espace en mouvement. Le voile se froisse, se déchire par endroit. Les corps restent immobiles et pourtant un monde s’ébranle. Là, le son semble lointain et l’ouïe va se tendre, allez vers. Ici, la voix emplit l’espace et s’insinue dans l’organisme. Là encore, la diction se fait plus rythmée et entraine l’écoute avec elle. Cavalcade infinie, noyade sonore, danse de nuit. Le spectateur ne s’appartient plus, il est pris dans une oeuvre poétique.
Plus que la naissance d’une voix, c’est la naissance d’un Homme libre.


  • 1. « G. W. F. Hegel a écrit: La voix a pour caractéristique de se perdre en s'extériorisant. Une fois émis, le son disparaît, dévoré par l'air. C'est pourquoi les Romains de l'Antiquité laissaient dans les funérailles les femmes pousser des cris plaintifs, dépourvus de toute signification, afin que la douleur en elles devînt quelque chose d'étranger à elles. Dans l'évocation vocalisée, répétée sans finir, elles extraient leur douleur et en font quelque chose d'objectif, quelque chose qui vient faire face au sujet resserré sur soi ou plié sur sa souffrance. L'objectivation propre à la musique chorale consiste dans une voix insensée jetée hors du corps. Celui qui a subi la perte rejoint le perdu au sein de son gémissement ; il quitte son corps et se décompose dans l'atmosphère du monde. »
    Pascal Quignard, « Le conte des voiles » in Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005.  
  • 2. Claude Régy parle d’ailleurs d’attirance « subjective et sexuelle » au sujet d’une voix. Celle de Martial Di Fonzo Bo, alors jeune acteur argentin : « J’avais été frappé par les vibrations de sa voix. Et son accent. Je ne l’ai pas choisi pour ça. Mais en même temps, il y a cette résonance. C’est subjective et sexuel. Il y a des attirances ou des rejet que personne ne peut expliquer. »
    Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 169.  
  • 3. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 137.  
  • 4. Proposons ici l’hypothèse que toute forme d’art peut, à la manière d’une voix de l’encre contenir sa propre voix. Comme le sculpteur donne un mouvement à la pierre. Comme le peintre donne du mouvement au pigment. Ce mouvement, cette voix serait présent en tout art de manière primaire et primitive.
    On pense aux toiles de Jackson Pollock comme Autumn rythm (Number 30) qui ne représente rien mais capture une énergie qui ne peut pas être copiée, photographiée, partagée parce que le tableau n’existe que dans sa texture, dans son immensité, dans une présence. La voix de l’art ne s’enregistre pas, elle s’écoute en présence. Pollock impose une expérience, une rencontre direct.
    On pense à la danse, à Pina Baush dans son café Muller à Wuppertal, somnambule à travers les tables, les chaises. La répétition et la précision de ses mouvements gravent cette main, ce corps à la rétine, comme on répète une phrase. Pina Baush transférée de bras en bras, d’hommes qui la laissent tomber elle se lève et se raccroche. Et ces cheveux ! dire que si longtemps on attachait en chignon les cheveux des danseuses, pas si surprenant finalement – en la voyant on comprend que rien n’est moins retenu que les cheveux. Danse de cheveux, cheveux de folle. Cette danse donne envie de crier.
    On pense au rythme inarretable de l’alexandrin, qui prend et malmène physiquement l’acteur qui tente de le suivre.
    On pense à la danse Buto aux cris de douleur silencieux de la déflagration d’Hiroshima. On pense alors aux ombres de Klein. Ces corps figés, ces voix suspendues.
    On pense au Torii, ces portails japonais construits en pleine bambouseraie et qui dans leurs structures capturent la forme du vent qui chante entre les tiges.
    Tout ça ce n’est que du mouvement, une mise en mouvement. Toutes ces œuvres capturent une voix.  
  • 5. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, pp. 197-198.  
  • 6. « Ce qu’il faut essayer d’insuffler aux acteurs, c’est une nourriture à la fois mentale et émotionnelle, qui leur permette d’aller au-delà, comme je vais au-delà par des tons surbas ou surforts, surcriés.»
    Claude Régy, Écrits 1991-2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 83.  
  • 7. Sarah Kane, 4.48 psychose, trad. Evelyne Pieiller, Paris, L’Arche, 2003, p. 19.  
  • 8. Claude Régy, Écrits 1991-2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 474.  
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