Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Annexe sur l’acteur de la parole #article

On dénigre volontiers l’acteur studio, celui qui va aller chercher dans ses propres failles pour incarner ses personnages. On admire plus facilement l’acteur distant, celui qui ne serait là qu’avec son grain de voix et sa présence. Où se situer aujourd’hui entre ces deux pôles ? Les paroles de Louis Jouvet, Valère Novarina, Claude Regy et Jean Genet ont nourri cette réflexion sur le travail de l’acteur.

Pour Jouvet et Régy, tout le travail commence par une réceptivité passive et accueillante de l’altérité textuelle, un état d’écoute de l’inconscient1. Comme si l’acteur au départ ne devait rien savoir, n’avoir aucune idée, tout apprendre du texte. De là à dire que l’acteur ne doit avoir aucune technique, il n’y a qu’un pas. On serait alors tout de suite tenté de poser la question de l’acteur ignorant. L’acteur ne doit-il avoir aucune technicité, n’être que là ? Est ce que le maniérisme, l’apprentissage de « trucs » ne viendrait pas interférer la relation qu’entretiendrait naturellement l’acteur avec le texte ? Regy pourtant dit que les acteurs doivent « apprendre » à dire les textes et il serait absurde de penser que ses acteurs ne savent rien, qu’ils n’ont pas passé des journées de travail acharné sur leurs corps et leurs dictions. Plus vraisemblablement, les deux artistes s’accordent sur le fait que c’est le texte, la langue poétique, qui doit agir sur le corps. Ainsi cette réceptivité passive ne se situerait pas tant du côté d’une négligence, d’une tentation à ne rien joué, que dans une qualité de façonnage à la langue. « Le travail de l’acteur, c’est la transcription physique d’un texte»2 nous dit Jouvet dans Le comédien désincarné. C’est bien que le texte est traduit physiquement par le corps de l’acteur. Si celui-ci n’est pas modifié, s‘il joue de la même manière deux textes différents, c’est que le corps vit indépendamment du texte. Il devrait bien y avoir une modification profonde de l’acteur et donc une transformation, une interprétation, bref une incarnation. Certes cette incarnation n’est plus celle d’un personnage, mais d’une langue. Mais celle-ci ne devrait pas pour autant en être moins profonde que la précédente. L’incarnation de la langue devrait être tout aussi totale et dévoué que celle des acteurs studio qui s’attachaient à faire corps avec leur personnage, le travail de l’acteur ne devrait pas en être réduit, bien au contraire. Car, si un personnage est obscur et profond, une écriture l’est d’autant plus. « L’acteur doit se plier aux nécessités respiratoires du texte»3 précise Jouvet. C’est bien que l’acteur ne sera plus ce qu’il était : lui avec sa voix, son souffle. Pour Novarina l’acteur doit « laisser mort son corps en coulisse », sûrement parce qu’il doit rentrer en scène avec un nouveau corps, un nouveau souffle, celui de la langue. Et dans Le Funambule, Genet intime « de mourir avant que d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil ». C’est un investissement total qui lui est demandé, car sa tâche ne sera pas simple : faire vivre ce qu’il y a de plus inerte, les mots. L’auteur assemble les mots en squelettes poétiques et l’acteur doit lui donner sa chaire. L’acteur donne sa vie au texte. « Le fil était mort — ou si tu veux muet, aveugle — te voici : il va vivre et parler. […]. Tes bonds, tes sauts, tes danses […] tu les réussiras non pour que tu brilles, mais afin qu’un fil d’acier qui était mort et sans voix enfin chante. » Une fois encore on ne peut pas faire l’économie de l’effort. L’acteur est un athlète de la dépense, pour Novarina. Yann Boudaud est déjà transpirant lorsqu’il apparaît au tout commencement de Rêve et Folie. L’acteur ne peut pas faire l’économie d’un investissement total au service de la langue. Régy dit d’un acteur que « celui-ci n’est intéressant que s’il arrive à se débarrasser de son métier, c’est-à-dire d’une technique apprise visible. Il faut toujours se remettre en danger, être fragile, réinventer ; » Laurence Olivier peut donc bien se moquer de Dustin Hoffman, mais à l’heure de Marina Abramòvic et des performeurs, après Angelica Lidell et Jan Fabre, d’artiste qui défendent leur art avec leur vie. Pour que l’acteur de la langue est une légitimité il lui faut une hargne vitale tout aussi importante voir plus, puisqu’il n’est nullement aidé par le sensationnalisme. L’acteur ne peut plus tricher, il se doit d’être convoqué entièrement par le texte et d’y répondre présent. Et après tout, quel intérêt de jouer si on triche !

Où donc doit se situer l’acteur ? Quelque part, entre incarnation et détachement, entre pensée et instinct, entre naturalisme et distorsion ? Et si l’acteur se devait d’être tout à la fois, de « tendre vers l’inatteignable » comme le suggère Régy. C’est certainement le cas. Pour qu’en une humanité nous n’en ayons pas encore fait le tour, c’est bien qu’être l’Acteur est un objectif inatteignable, pour autant rien ne nous empêche d’essayer d’en approcher.


  1. « J’essaie de mettre les acteurs dans un état de d’écoute, d’un état de passivité », Claude Régy, Le Théâtre, la sensation du monde, 2013  

  2. Louis Jouvet, Le Comédien désincarné  

  3. Louis Jouvet, Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle, p. 222.  

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