
Introduction
Écrit de Claude Régy est un ouvrage unique. Il permet de suivre la recherche et les évolutions d’un homme qui, laborieusement, pendant soixante années, n’a cessé d’agir pour le théâtre. Ce même homme signe avec ce livre sa seule oeuvre matérielle, la seule chose qui restera de ses spectacles et donc de sa vie. Une façon peut-être d’offrir certaines clés pour quiconque voudrait un jour poursuivre son travail.
Paul Claudel écrit « Ce n’est pas un acteur qui parle, c’est une parole qui agit ». Cette phrase est reprise par Régy comme un but à atteindre. Rétrospectivement, au regard de son dernier spectacle Rêve et Folie, il semble y être parvenu. Sur la scène, on ne voit plus un acteur maître de son corps et de sa voix, mais un être dont le corps est mû par la parole. Un corps dans un mouvement lent et continu, qui résonne et dessine avec une précision extrême chacune des sonorités du poème de Georg Trakel. Régy est arrivé au terme de son voyage, au coeur des mots et de la parole, il l’a dit, c’est la raison pour laquelle il a décidé d’arrêter. Il nous reste donc Ecrits, comme une carte au trésor, pour marcher sur les pas du metteur en scène vers ce monde inconnu où la parole agit.
À travers certaines phrases choisies du livre, nous tenterons de définir les points essentiels qui ont progressivement construit l’énonciation régienne. J’ai fait le choix de toujours partir du texte de Régy pour ensuite l’interroger, le développer ou le mettre en résonance, principalement avec le seul spectacle de Claude Régy que j’ai eu la chance de voir – Rêve et Folie.
Un théâtre Holistique
« Faire de ces espaces clos, illimités, qui par chance, nous restent encore : Les théâtres, des lieux du laisser être, renonçant à toute forme de hiérarchie entre pensées, corps, objet, texte, voix. »
Dés la page 25, Régy nous met en garde : on ne peut pas parler d’énonciation, de voix, en niant la pensée, le corps, le texte. Ces éléments s’emboîtent et se complètent. La parole de Régy agit sur le corps et elle porte toujours un texte aux sujets forts. On peut parler de théâtre holistique en cela qu’il forme un tout indivisible. Cette présence de multiple vecteurs permettrait aussi à Regy d’atteindre son spectateur par tous ses sens. Ce sont des stimuli visuels d’abord, auditifs ensuite, mentaux dans un dernier temps, qui permettent au spectateur une expérience totale. Rien n’est concrètement analysable sur l’instant, nous sommes assaillis, nous ne pensons plus, nous vivons comme hors de nos limites par le théâtre.
Nous reviendrons plus tard sur le rapport de Régy à l’écriture, mais j’aimerais dans un premier temps évoquer le corps et la nécessité qu’il a d’être sollicité dans ce théâtre pour permettre l’énonciation qui nous intéresse. La parole de l’acteur dans les spectacles de Régy est souvent empêchée, chaque syllabe est une épreuve, un acte. Cet empêchement oratoire ne peut advenir sans un empêchement d’abord physique. C’est un corps déjà tendu qui, transpirant, apparaît à notre regard au tout commencement de Rêve et Folie. Yann Boudaud est en préparation depuis 14h et, lorsqu’il entre, le corps est prêt. Empêché d’avancer dans cet espace compacte, il progresse avec lenteur et difficulté. Le corps est un trou à parole pour Nauvarina. Régy contracte ce trou pour que rien n’en échappe sans effort. Tout est calculé. Régy et Boudaud affirment l’importance des danses japonaises du no, du tai-chi et du buto dans leur travail. Ces trois danses réclament et permettent une maîtrise totale du corps. Chez Régy, la précision chirurgicale du mot commence par la précision, la connaissance et la disposition du corps.
Un théâtre Anthropologique
« Mais quand l’acteur trouve en lui d’où viennent les mots, on a l’impression de ne jamais les avoir entendu. Ils nous surprennent et nous atteignent dans leur nouveauté. Une langue oubliée. »
ou
« Il m’arrive très souvent de dire aux acteurs — encore à Yann Boudaud pour La Barque le soir — d’essayer de s’imaginer que la langue n’a pas été encore inventée, que la langue n’existe pas. Donc d’inventer comment commencer à parler. »
Quand on lit ces lignes, on ne peut s’empêcher de penser au temps écoulé entre l’entrée dans la salle de spectacle (de Rêve et folies) et le premier son prononcé par l’acteur. L’attente, les lumières qui s’éteignent lentement, l’attente à nouveau, puis un corps qui danse, enfin un son. C’est d’abord une syllabe avant d’être un mot, puis quelques sons, mais pas encore de sens. Il faudra encore un temps d’adaptation, de découverte, pour enfin comprendre cette nouvelle langue qui vient de se créer devant nous.
Cette langue nouvelle à la rugosité et la détresse du cri de l’enfant qui vient de naître. Il vient autant des entrailles de la Terre que de celles de l’acteur. Le cri se meut en chant, toujours roque, puissant, plaintif, éraillé, transcendant, comme devaient l’être les récitals d’Oum Kalsoum. Quand Regy parle d’une langue oubliée, on comprend qu’il parle d’une langue organique, la langue qui avait le pouvoir de créer le monde en 6 jours, une langue qui n’existe plus.
On sait que c’est avec le langage que l’on pense et donc, s’il vient d’être inventé, il enlève toute son érudition à l’acteur, qui ne peut plus penser la pièce, seulement la vivre. C’est sûrement cette naïveté de l’acteur que recherche Régy. Si l’acteur pense, il interfère dans l’émission du mot avant qu’il n’arrive au spectateur. Or l’acteur ne semble devoir n’être qu’un vecteur, qu’une porte ouverte dans laquelle s’engouffre la parole pour atteindre le spectateur.
Un théâtre des Vibrations
« Écoute de toutes les voix des partenaires et aussi des vibrations du lieu. Écouter avec toutes les oreilles qu’on a sur la peau. »
et
« La vibration transmet énormément de l’être, et les voix que je peux utiliser au théâtre sont des voix qui mettent en relation avec le monde intérieur. […] il faut que la voix, la vibration de la voix, la manière de parler […] soit en relation avec cette partie totalement souterraine de la conscience, et en rende compte. »
On définit une vibration comme une oscillation rapide, une impression de tremblement, et une oscillation comme le passage d’un état à un autre. Le théâtre de Régy est fait de passages, de la vie à la mort, de la retenue à la folie, du monde réel au fictif. Les voix des acteurs, ralenties au maximum, vibrent, oscillent, et, pour comprendre vraiment ce qui est dit, nous devons reproduire ce mouvement d’oscillation, s’avoir être au théâtre et dans notre monde intérieur, écouter ce qui nous est dit et ce qui ne nous l’est pas.
Pour Régy, les vibrations viennent autant du lieu que de l’acteur et de ses partenaires. Il décrit un acteur sonar, capable d’une ouverture sensible. Cela dit quelque chose de l’importance de l’instant dans le théâtre de Régy. Il ne suffit pas d’avoir trouver un endroit du sensible en répétition et de chaque soir le retrouver comme un lieu connu. Il faut revivre et retrouver à l’aveugle, guidé seulement par d’imperceptibles vibrations, un état ou vibrera le texte autrement, en harmonie avec le lieu, le public, l’intime de ce soir-là.
Ce sens du verbe que l’on recherche chez Regy viendrait donc d’une ouverture totale. En Interview, il ne cesse de répéter qu’il ne sait rien, qu’il n’avance que par intuition, qu’il n’a pas d’idée prédéfinie de ce que sera une création. Tout son travail, du premier jour de répétition à la dernière, est un effort d’écoute des vibrations du monde. Comme si, parfois, notre réalité tressautait et laissait apparaître quelque chose de l’immatériel que Régy et ses acteurs attrapent et nous présentent au creux de leurs mains comme une petite espèce rare, une vibration de l’infinie.
Un théâtre de l’Émotion
« Ce qu’il faut essayer d’insuffler aux acteurs, c’est une nourriture à la fois mentale et émotionnelle, qui leur permette d’aller au-delà, comme je vais au-delà par des tons surbas ou surforts, surcriés. […] J’essaie de créer chez les acteurs des états beaucoup plus riches, plus développés, plus excessifs, qui passent par des déchirements qui ont toujours des tentacules vers la mort et la folie : ce sont les deux manières de franchir nos limites. »
ou
« Sinon crier, que faire. Manger sa soupe et repartir au travail dans l’anesthésie générale. »
Regy s’est toujours battu pour que l’on n’interprète pas son rapport intime avec la mort comme une conséquence de sa vieillesse, mais comme l’acte politique suprême de son théâtre, comme le fondement de toute démarche artistique. En deux très belles pages, il recense quelques phrases qu’ont écris sur la mort Lorca, Montaigne, Rainer, Wiliam Blake, Dante, T.S. Eliot, Emily Dickinson, Paul Klee et Sarah Kane. Dans son travail, Régy pousse ses acteurs dans une détresse physique et mentale proche de celle des morts-vivants. Tous ceux qui ont travaillé avec lui s’accordent à dire que ce sont des séances de travail épuisantes presque insupportables. Regy ne cherche pas la justesse, il cherche la transe.
L’énonciation régienne est donc excessive, poussée à son paroxysme pour amener le public dans un endroit inconfortable, surtout pas quotidien, définitivement extrême. Il veut provoquer une réaction, peut-être même une révolte, et c’est pour cette raison qu’il ne renie pas, comme d’autres de ses contemporains, l’émotion dans le théâtre. Il rejette « une émission du texte qui était d’ordre déclamatoire ». Regy accepte, et se satisfait même, des pleurs de son public, que certains partent avant la fin, ne supportent pas la surcharge émotionnelle. L’acteur de Regy est tout sauf froid, sa voix tout sauf impassible, il crie, il pleure, il supplie, il vit sur scène une vie intense qui n’est pas quotidienne. Pour autant elle n’est pas déconnectée de la vie, elle a la saveur de ces moments les plus tragiques, dramatiques, intenses de peur, de rage, d’incompréhension, de tristesse.
Un théâtre Somnambule
« Il faut passer d’abord par l’impossibilité de parler et donc de bouger. Et en garder quelque chose en parlant et bougeant.
Le sommeil nous concerne parce que le théâtre et l’écriture se forment plus dans l’inconscient, dans le sommeil et la nuit, que dans l’éveil du jour. Or, dans le sommeil la respiration est ralentie. Le coeur, le corps sont lents. On quitte la vie active, la vie utile où l’on parle le langage utilitaire (alimentaire disait Artaud). On est, dans le sommeil comme dans tout acte de création, dans une autre vie et donc aussi dans un autre temps. »
ou
« Chercher dans quelle partie de l’inconscient il faut d’abord se taire.»
Dans Rêve et Folie, Yann Boudaud ne fait rien de perceptible et c’est ce qui est magique. On ne voit pas un mouvement, on n’entend pas un mot. Et pourtant il bouge continuellement, il émet des sons sans cesse. Le poème de Trakel fait six pages, la performance de Boudaud dure 1 heure. 1527 mots, 60 minutes, 25 mots par minute, ce qui fait trois secondes pour prononcer le mot « mort » et pour incliner légèrement le poignée. C’est énorme, infini, on perd toute notion de temps et de réalisme. On quitte la vie active – qui pourrait bien sembler passive, portée par le rythme soutenu du métro, boulot, dodo – pour atteindre une forme de sommeil, c’est à dire une forme d’ouverture passive – mais qui provoque en nous un flux actif d’images, de sensations, de souvenirs et d’émotions –.
L’acteur de Regy est comme un somnambule, il ne semble pas avoir de contrôle mental sur ses gestes, sur ce qu’il nous dit et sur la manière dont il le dit. Il est guidé par des forces, les vibrations, le texte. Pour permettre cette disponibilité, Regy parle d’impossibilité. Qu’il vienne de Fosse ou d’Harrower, les personnages que choisit Regy n’arrivent pas à s’exprimer normalement. Ils ne sont pas dans le langage alimentaire. Les paroles sont autres, elles viennent d’ailleurs, d’un inconscient. Mais pour que l’acteur puisse trouver en lui cet inconscient d’où part la parole, il faut qu’il taise ses nécessités et ses voix quotidiennes trop intelligentes. L’acteur sous morphine – peut-être par hyper oxygénation du cerveau dû aux échauffements – ne pense plus, il parle.
Un théâtre de l’Écriture
« J’ai beaucoup appris, avec les auteurs contemporains, à travailler sur l’écriture. »
Ou
« C’est en maintenant l’inexprimable comme inexprimable que paradoxalement on maintient la possibilité de la poétique.
Je crois que toute écriture valable est de la poésie.
Nécessairement, il fallait que je rencontre cette phrase d’Antonin Artaud »
Regy est connue pour avoir toujours cherché des écritures novatrices. Quitte à traduire (ou retraduire) des textes étrangers quand il ne trouvait rien qui le contentait dans le paysage du théâtre contemporain français. Si le choix du texte est aussi important chez Regy, c’est que la sémantique d’une phrase lui sert souvent de partition de jeu.
Regy fait corps avec les auteurs qu’il travaille. Duras a écrit L’amante anglaise après avoir vu l’une de ses représentations. Fosse le remercie de ses mises en scène qui lui donnent l’impression d’être vraiment compris. Il a dirigé Emma Santo, la seule capable de jouer ses propres textes. Regy tombe dans la fascination de Kane et ses apparitions dans le livre Au-delà des larmes parut en 2007, sont étonnamment récurrentes. Il lui consacre une place bien plus grande qu’à n’importe quel autre auteur. On sent qu’il entretient envers Trakel cette « sorte d’inceste homosexuel troublé devant l’adolescence » dont il nous fait part p 457. Regy aime les auteurs qu’il travaille et on sent que cet amour passe par les mots, par l’écriture (qu’il regrette souvent de ne pas maîtriser). Cet amour du son (et donc du silence) s’entend, c’est le centre de son travail : faire entendre une écriture.
Dans une interview croisée avec Fosse pour l’obs, Regy parle de son obéissance aux didascalies de la pièce. A mon sens, son obéissance pour une écriture semble être une forme de fidélité envers son auteur. Si l’auteur écrit avec sa vie – on pense à Kane – alors Regy, dans ses mises en scène, lui redonne vie, il l’extrait de ses limites par sa portée et sa vie nouvelle.
Un théâtre Performatif
« Avec sa violence implacable Nietzsche dit — dans Zarathoustra.
De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce que quelqu’un écrit avec son sang. Écris avec ton sang : et tu verras que le sang est esprit. »
Nous l’avons souligné plus haut, pour Regy, tout art cherche ses racines dans les profondeurs de l’être, dans son rapport à la mort, dans ses peurs, ses craintes et ses détresses. Pour lui, tout art est existentiel et découle d’une urgence (il a repoussé un projet quand il a lu Kane, la nécessité de monter 4.48 psychoses était trop grande). Quand vraiment on travaille avec des sujets aussi sensibles que ceux-ci on ne peut pas juste jouer ou juste dire. Regy lutte contre la routine, le quotidien, il crée une temporalité nouvelle, des passerelles. Quand vraiment on veut lutter contre ce mécanisme du tous les jours, on ne peut pas être investi qu’aux heures fixes de représentations – on pense à Baudaud en répétition 5 heures avant de monter sur scène.
On pose souvent la question « est-ce encore du théâtre ? » face au travail de Regy. De mon point de vue, il s’agit plus d’une performance de vie. Les acteurs de Regy parlent avec leur corps, ils poussent tous leurs organes dans une dépendance du mot. L’acteur de Regy respire sur le plateau pour ne parler plus que par naturelle nécessité. Écrire sur du papier avec sa vie est presque toujours une métaphore – une fois encore on pense à Kane –. Pour l’acteur, ce n’en est pas une, il est organiquement présent sur le plateau, c’est avec ses membres qu’il trace l’espace, c’est avec sa transpiration qu’il le marque, c’est avec sa voix qu’il l’imprime. Ces acteurs de la dépense accèdent à la transcendance par le langage. Plus encore que ces plasticiens qui vont, pour quelques instants éphémères, mettre leur vie en danger, l’acteur de Regy est impressionnant en ce qu’il retourne chaque soir sur le plateau vivre pour le public. Chaque soir, il doit retrouver la disponibilité, le chemin, sous l’oeil sévère des vautours (dont le plus sévère, celui qui assistait à toutes les représentations, Régy). C’est totalement vertigineux.
Conclusion
« Je m’attache beaucoup à la recherche de cette matière qui dépasse le simple exprimable »
Après avoir fini les Écrits de Regy, on se sent vide et dépossédé. On l’avait commencé avec l’envie de suivre ses pas, on défaille face à la réalité du chemin parcouru.
Comment faire agir la parole ? On a peut-être réussi à donner quelques pistes : mettre le corps en condition, chercher une connexion profonde, ne pas trop se méfier de l’émotion, accepter les vibrations, faire confiance à l’écriture, être éperdument dans ce que l’on fait. Pour autant, il n’y a pas de recette, et, trouver, redéfinir une énonciation qui serait celle de la transcendance, demanderait quelques années de recherche supplémentaires.
Je pense que Regy est convaincue que la langue, le texte, peut vivre à travers un acteur. Il écrit que « la voix est un geste qui prolonge le corps ». Il a donné vie à l’immatérielle, Regy est un magicien des mots qui depuis 70 ans a vu passer les plus grands acteurs, les plus grands auteurs, mais qui ne s’est jamais satisfait de ce qu’il avait. Il a toujours cherché à aller plus loin dans sa quête de l’inexprimable.
Avoir à portée de main une vie de réflexion et de recherche pousse à faire des bilans excessifs. Regy décrit les salles qui se vident, les critiques qui lui reprochent de voler l’âme des acteurs, puis une reconnaissance du milieu avant un nouveau passage à vide. Il n’a de grand prix ni populaire, ni autocratique. Il est nommé en 2013 Chevalier de l’Ordre royal norvégien du Mérite par Sa Majesté le roi Harald V, mais rien de comparable en France. Il semble être l’un des plus grands maîtres du théâtre français contemporain, mais il va mourir seul dans un petit appartement parisien, avec le respect de quelques érudits du théâtre. Si Picasso a eu une reconnaissance populaire posthume, ce ne sera probablement pas le cas de Regy, : le théâtre est éphémère, tout comme la parole, une fois que tout est dit, qu’il n’y plus rien à ajouter, il ne reste que le silence.