Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Rêve et Folie, quand les mots prennent corps, quand les corps prennent mots. #article

Introduction

Avec Rêve et Folie, Claude Régy signe, à ces dires, sa dernière création. Il serait allé au bout de sa recherche, au coeur du texte. Une recherche qu’il mène depuis sa deuxième mise en scène de L’amante anglaise de Marguerite Duras il y a cinquante ans et qui lui a fait prendre conscience que « l’écriture est l’élément le plus important du théâtre ». 1

A ce titre, il pourrait sembler peu à-propos d’entreprendre «l’analyse corporelle » d’un spectacle dont le verbe est le fil directeur, mais ce n’est pas si simple. Si vraiment le corps ne l’intéressait pas, Régy ne serait pas constamment à la recherche de physiques particuliers : celui de Yann Boudaud dans ce spectacle (qu’il a recruté à la sortie de son école d’art dramatique), celui d’Isabelle Huppert perchée sur son bûcher ou de Depardieu dans six de ces pièces. Si vraiment le corps ne l’intéressait pas, Régy ne se dirait pas plus influencé par le cinéma muet que par le théâtre dans un entretien pour Le monde en 1990.2

Il y a donc indéniablement un corps qui accompagne le cri déchirant de ce poème, et ce sera le point de départ de notre réflexion : chez Régy, est-ce le corps qui devient verbe, ou est-ce le verbe qui prend corps ?

Dans une première partie, nous prendrons donc le temps de nous attarder sur une description et une analyse des techniques corporelles utilisées par Yann Boudaud, puis nous nous pencherons sur les images corporelles produites, avant de conclure notre propos par une analyse du corps du spectateur en salle.

Analyse des techniques de corps : description

« Je ne pense pas qu’on puisse parler et bouger sans trouver la source unique qui relie la sensibilité de la parole et la sensibilité du geste. Ça, c’est une chose qu’on ne voit pas très souvent sur les scènes de théâtre. »
Claude Régy, la Brûlure du Monde, 2011

Yann Boudaud entre, ou plutôt apparaît, sur le plateau en transpiration (il serait en préparation pour la représentation de la soirée, seul dans sa loge, depuis 14h). Il entre en scène déjà dans cet état de tension extrême qu’il ne quittera pas, même pour les saluts finaux. Quel que soit le propos, le mouvement, l’intonation, son corps restera raidi comme sur le point de rompre à tout instant. Sa silhouette est désarticulée, son corps cassé, plié à angle droit. Ce corps, qui pourrait être fort et imposant, marqué par dix années de maçonnerie, semble plier comme Atlas, usé par un poids sur le point de l’écraser.

Cette rigidité va de pair avec la lenteur excessive du corps, progressant comme dans un espace matériel, compact. Le vide existe dans ce spectacle, mis en scène par et pour le corps. Ce dernier joue avec l’imperceptible dans un espace restreint – la scène a été re découpée et surélevée, comme un cadre pour tableau en mouvement. Cette matière invisible est brassée par le comédien qui refait inlassablement les mêmes mouvements : lever un bras ou les deux, une jambe puis l’autre, en demi-pointes, les genoux pliés. Tout n’est qu’une lente chorégraphie : durant une heure, Yann Boudaud danse avec les ombres ou, pour reprendre le titre d’un livre de George Didi Hubermann sur le danseur Israël Galván, il est « le danseur des solitudes »3. Ce parallèle me permet de souligner l’importance des mains pour ces deux artistes. Israel Galván est un danseur contemporain qui a révolutionné le flamenco. Il suffit de le voir danser pour prendre conscience de la dimension matérielle et palpable de l’espace ainsi que pour se rendre compte de l’importance de ses deux mains fendant l’air. Elles dessinent et désignent quelque chose d’indescriptible qui nous touche profondément. Le rythme n’est pas le même chez Galván et chez Boudaud mais leurs tensions, la conscience de leurs corps et de l’espace qui les entoure, est en tout point comparable.

Les mains de Yann Boudaud ont un rôle supplémentaire, elles contribuent à raconter l’histoire. Dans Rêve et Folie, Trakel décrit «les taches vertes de la décomposition sur leurs belles mains». On peut voir les mains en décomposition de l’acteur serrer le cou du chat, pointer un squelette ou une porte, une nuée d’oiseaux. Les mains apportent plus qu’une simple narration de l’histoire en désignant les fantômes de Trakel, elle leur donne vie sous nos yeux, ils sont là, présents autour de lui.

Tête de cratère, Emotions IV.
Franz Xaver Messerschmidt, 1736-1783
L’autre élément principal du corps de Yann Boudaud, clairement mis en avant par la mise en scène, est son visage. Marqué par un profond et permanent rictus, on croirait voir Puck sorti du songe d’une nuit d’été ou – comme le souligne le journaliste Félix Gatier du magazine Diacritik – les Têtes de caractère du sculpteur allemand Messerschmidt.4
La paupière toujours close, on pourrait croire à un masque. Cet effet a été voulu par Régy et fortement accentué par les lumières d’Alexandre Barry. Voilà comment en parle le metteur en scène dans un entretien réalisé par Gilles Amalvi pour le Festival dʼAutomne de Paris en mai 2016, avant que ne soit fini le spectacle :

« J’ai l’intuition que le visage de l‘acteur sera essentiel. Je voudrais que l’on puisse voir la source de cette parole – et à travers elle, voir l’au-delà de la parole, cet univers silencieux où les mots nous entraînent au-delà d‘eux-mêmes… Je vais du coup continuer à travailler avec les LED, qui ont le grand avantage de fonctionner sans que l’on perçoive les appareils, sans que la source soit visible. Il n’y a pas de faisceaux lumineux. On a l‘impression qu’en même temps qu’il recrée le texte, l’acteur génère la lumière, qu’elle émane de lui. »5

En effet, c’est le visage de l’acteur qui est essentiellement éclairé et coloré, comme les cadavres décrits par Trakel. Ce visage marqué d’un large sourire, peut évoquer celui de Laurent Cazanave, qui interprétait Mathis, l’idiot de Vesaas dans Brume de Dieu, mis en scène par Régy en 2010. Cela témoigne de l’importance de cet élément dans le travail de Régy. On le sait, Brume de dieu, La barque le soir, Rêve et folie sont presque trois représentations d’un même désir de théâtre, à la recherche de l’essentiel. Comme Cézanne a peint et repeint la sainte Victoire, Régy a remis son ouvrage sur le métier pour livrer à chaque fois un spectacle allant chercher toujours plus loin dans le subconscient la présence entière de l’acteur et ce visage figé comme un masque.

Les mots ne sortent pas seulement de la bouche du comédien mais de son corps tout entier. La phrase vient des profondeurs de ces pieds ancrés dans le sol et traverse, comme un spasme, son corps avant d’être expulsée, comme vomie. Chaque morceau de phrase est un effort pour l’acteur. « Il s’abandonne aux forces qui l’animent » (Claude Régy, entretient avec Alexandre Demidoff6). C’est le coeur du travail de Claude Régy. Depuis sa rencontre avec Marguerite Duras sur L’Amante anglaise, il cherche a annihiler l’acteur pour ne faire de son corps qu’une porte ouverte, un passage vers la langue et le monde du poète. Le terme « annihiler » est un peu fort peut être, mais les mots de Georges Banu le sont tout autant lorsqu’il fait part du travail de répétition dirigé par Claude Régy :

« Parfois [Claude Régy] pousse tellement la chose à son comble que ce qui le maintient en éveil pendant les répétitions, c’est quand l’acteur est à la limite d’on ne sait quoi, comme dans un précipice et qu’il se demande s’il faut sauter ou non. C’est une limite où l’acteur se perd lui-même, oublie même son texte ou commence à s’effondrer en sanglots. […] Tout d’un coup l’acteur se dit : "mais c’est l’instant où on va crever." […] C’est pour ces raisons qu’il est très difficile d’être dans ses spectacles, mais c’est aussi magnifique. […] quelquefois, la lumière apparaît, nous sommes lavés, comme renaissant, avec une sorte d’inquiétude parce que la naissance est nouvelle. C’est sûr qu’il y a un travail sur la métamorphose, qu’il demande aux acteurs de ne plus être comme ils étaient avant. »7

Yann Boudaud est parti 10 ans faire de la maçonnerie pour prendre du recul par rapport à son travail avec Régy avant de revenir vers lui. La présence presque dictatoriale de Régy auprès ses acteurs ne doit pas être négligée. Tous ceux qui ont pu travailler avec lui ont une forme d’admiration pour ce « gourou ». Le film d’Alexandre Barry, Du régal pour les vautours8, mystifie complètement le personnage en une figure divine dont on filme, durant de longues minutes, les pas sur la plage tandis que quelques phrases seulement ponctuent le long métrage comme la parole suprême. On sait aussi que Régy avait l’habitude, quand sa santé le lui permettait, d’assister à toutes les représentations de son spectacle. Cette omniprésence d’un metteur en scène « roi » a forcement influencé le travail de ces acteurs et la rigueur qui leur était demandée.

Nous avons déjà évoqué la ressemblance entre les jeux de Boudaud et de Cazanave, deux acteurs fidèles à Régy. Il est troublant de constater que la description faite d’un spectacle ou d’un autre pourrait pratiquement être inter changée. Pour preuve, la troublante analyse du corps de l’acteur faite par la Doctoresse Élise Van Haesebroeck dans le spectacle Ode maritime de Fernando Pessoa, mis en scène par Claude Régy en 2009, pourrait se confondre à la description du corps de Yann Boudaud. Ce n’est pas un problème pour Régy qui assume. Il tire un même filon pour en obtenir le squelette, l’essence. Ainsi, c’est bien la vision de Régy qui importe, peut être plus que celle de Boudaud, puisque c’est elle qui transparaît. Nous allons tenter d’approfondir cette notion afin de comprendre ce que Régy attend d’un acteur.

«  Et puis il y a le corps de l’acteur. La voix est du corps. Elle résonne dans les cavités du corps. Elle traverse l’acteur (en espérant qu’il n’« interprète » pas trop). Les mauvais acteurs sont ceux qui massacrent l’écriture (spécialement sa part silencieuse). »9

Nous avons évoqué les forces qui traversent et jouent sur le corps, mais nous n’avons pas encore abordé l’importance du silence dans le travail de Régy et sa passion pour le Japon. Il y a trouvé en partie ce qu’il cherchait : une perte de conscience et un abandon du corps social pour trouver un corps convoqué, un être là, juste présent et offert au public, au vautour. Cette qualité de mouvement, cette conscience et présence du corps, cet amour du silence, il l’a perçu dans la danse japonaise (le No, le Butô et le Tai Chi) et en travaillant avec Satoshi Miyagi, formé aux Butô et à l’art du clown au japon.

La fine frontière entre la vie et la mort propre au No est extrêmement présente dans Rêve et Folie ainsi que dans l’oeuvre de Régy. La danse Buto, tout comme le Nô, créé le « vide » appelant le plein dans la philosophie taoïste. Le Taï-Chi apporte la déconstruction et les mouvements ralentis.

Yann Boudaud nous en a parlé à l’occasion du bord plateau organisé après le spectacle. La décomposition est essentielle : décomposition du mouvement certes mais aussi décomposition du texte. Déplier son corps comme on déplie les phrases. La décomposition est au centre de son travail. Trakel se décompose, ce récit est celui d’un mort ou d’un presque mort. Boudaud se décompose, la lumière joue continuellement avec son corps ne laissant paraître qu’une ombre. Ces mouvements se décomposent. Les mots se décomposent jusqu’à ce qu’il n’en reste que le squelette, des sonorités appuyées, marquées.

Ainsi, il me semble qu’un ensemble de facteurs concordent à créer cet état unique : un entraînement sévère et rigoureux, une conscience de tous les instants du corps, de ce qui en sort et, paradoxalement, un abandon au flux du texte. C’est une chorégraphie, mais une chorégraphie qui glisse sur un inconscient, un invisible, pour créer des images mystiques.

L’image corporelle

«Avec ce spectacle, j’ai essayé d’aller encore plus loin que dans les précédents. J’ai beaucoup travaillé sur l’obscurité et sur l’incertitude de la vision, sur le doute concernant ce que l’on voit, sur la possibilité qu’il y ait autre chose que ce que l’on voit.»
Claude Régy 10

Nous nous lançons donc dans une analyse d’image incertaine, ou du moins assez large pour que chacun puisse y voir ce qu’il veut selon ses sensibilités. Ne serait-ce que sur cet arc de cercle qui surplombe la scène, les interprétations sont multiples. Là où certains voient un linceul, d’autres voient l’arche d’un tunnel, un scanner, un œil dont le comédien forme la pupille, ou même une station spatiale désaffectée…. Chacun peut y voir ce qu’il veut et il nous sera difficile ici d’affirmer que l’une ou l’autre de ses sensibilités est « la bonne ».
Le corps de Yann Boudaud m’a évoqué celui d’un faune ou d’un satyre. Le champ lexicale de Trakel est lié à celui du conte (la forêt, le chasseur, le chat, la malédiction). La frontière entre le conte fantastique et le rêve fou est extrêmement fine, comme dans Alice au pays des merveilles. Déjà évoqué plus haut, le « masque » figé en un grand sourire rappelle l’iconographie des créatures merveilleuses. Les jambes de Yann Boudaud, quasiment toujours pliées, ne font pour moi qu’accentuer cette sensation, rappelant les jambes d’un bouc. On le sait, le faune, rattaché à Bacchus, est un compteur d’histoire qui vit dans l’excès, un peu comme Trakel en son temps.
Pour revenir à quelque chose de plus général, nous pourrions discuter du statut du monologue et du corps dans le monologue. En effet, l’acteur ne pouvant s’appuyer ni sur une réplique ni sur un quelconque objet physique, c’est à travers le public d’une part et sur le texte d’autre part qu’il devra trouver les matériaux créateurs d’images. Le public est réellement important dans les choix de mise en scène. Le corps est orienté vers le public, souvent en bord de scène, à la lisière des deux mondes. Le texte est adressé, le corps de l’acteur passe de droite à gauche pour n’exclure personne dans l’assemblée. Le personnage vient dans un dernier soupir ou un tressaut de vie, faire part de son histoire et partager (expier ?) ces pêchers. Le corps de l’acteur est donc celui d’un conteur, ouvert vers un public attentif. Le texte, comme nous l’avons analysé, mue le corps, il ne mime rien, mais est traversé de terreur, de tristesse, de colère. Ainsi, en fonction des sentiments/sensations éprouvées, le corps traduit en images pour le spectateur, un mouvement de recul pour la peur, les bras levés pour une supplication, des mains qui se resserrent lorsqu’il revit l’étranglement du chat.
Ce moment me semble se détacher un peu du reste du spectacle : «Sous des chênes dépouillés, il étrangla de ses mains glacées un chat sauvage. Implorante, à sa droite, apparut la forme blanche d’un ange, et dans l’obscurité grandit l’ombre de l’infirme.». A son paroxysme, ce moment est l’un des rares (le seul ?) crié, presque exécuté, comme un sursaut de vie où le narrateur devient plus que jamais le personnage. Si l’on en doutait encore, le corps de l’acteur devient définitivement à ce moment le corps du poète maudit, exultant sa colère et son mal-être.
Dans l’ensemble, tout paraît irréel, abstrait, un corps dansant, vibrant d’un mouvement perpétuel, à peine éclairé. Dès le début de la performance, personne ne sait s’il y a quelqu’un sur scène ou si ce n’est que le résidu d’un projecteur encore imprimé dans la rétine, un feu follet. Il faut attendre au moins 5 minutes pour distinguer clairement un visage marqué qui prend enfin la parole pour ne plus vraiment la lâcher malgré les silences. Même lorsqu’il ne dit rien et reste immobile, le corps vibre de façon continue. Ses pieds, ses jambes se fondent dans l’ombre, ce qui donne la sensation d’un corps qui n’est plus relié à la terre, comme celui d’un fantôme.
J’ai été étonné par l’apparente netteté du corps sur les photographies du dossier de presse. Dans mon souvenir de spectateur, le corps de l’acteur n’apparaît dans sa globalité qu’à l’occasion de la brève illumination finale. Il n’y a presque aucun moment où l’on peut percevoir si clairement se découper deux jambes, deux bras, un torse et un visage aux formes et aux proportions humaines. Regy ne souhaite aucune captation de son spectacle. Il n’y a que 6 photos publiées et aucune vidéo. C’est justement parce que le corps apparaît complètement que la photo trahie tout ce qui fait la magie du spectacle. Régy ne montre rien avec réalisme, il ne crée pas d’images superflues et matériellement symbolistes. Au contraire, c’est par les forces qui s’exercent au travers des mots et qui distordent le corps de Yann Boudaud, que s’expriment les émotions.
J’aimerais faire part à ce sujet d’une impression personnelle. Sur scène les torsions de corps et les jeux de lumière créent un être mystique sans âge, comme le bref éveil d’une créature à la beauté effrayante, aux traits fortement marqués. Je n’ai pas tout de suite reconnu ce cinquantenaire en basket assis sur une chaise pour discuter avec nous le temps d’un bord plateau. L’aura, la diction, le corps inquiétant et mystérieux étaient des images créées de toutes pièces par Boudaud, Régy et Barry. Cette illusion est pourtant sincère et pure puisqu’elle est créée à partir de squelettes : le squelette de l’écriture pour Régy, son propre squelette corporel et mental (il ne renie pas l’importance de Stanislavsky dans son travail) pour Boudaud, et le squelette de la lumière pour Barry, qui travaille autant avec l’obscurité qu’avec la naissance de la lumière.
C’est comme un spectre, les bras toujours ouverts, le corps tordu, le regard creux, le visage implorant, que Boudaud, s’il est encore Boudaud, se présente a nous. On le voit, comme à la porte des enfers, dans un entre-deux, un purgatoire, ou comme Eurydice qui atteint la lisière de notre monde avant de s’évaporer. À la limite d’un royaume, à la limite du théâtre autant physiquement que métaphoriquement, au bord du plateau. Est-ce encore du théâtre ? Dans le dossier de presse, Claude Régy conclu sa réflexion sur son travail avec Trakle (voir en annexe) par une citation du poète : « le sombre silence, aux frontières ultimes de notre esprit ». C’est à cet endroit précisément que se situe le poème de Trakel et que Régy a placé son spectacle.

Perception corporelle du corps en salle

« La patience, l’apprendre aussi au spectateur, au lecteur.
Lutter contre la hâte de juger ou le désappointement de ne pas – pour un temps – comprendre.
Veiller à ne pas compromettre toute occasion d’accéder à l’inattendu – le « hors d’attente » si bien nommée par Héraclite, cinq siècles avant Jésus-Christ ».
Claude Régy La Brûlure du monde (2011)

Il est compliqué de savoir ce qui est le plus important pour Régy : faire raisonner un texte, retravailler un comédien jusqu’à ses ultimes limites ou faire vivre au spectateur une expérience inédite. Peut-être les trois à la fois, ou peut-être, par un effet d’emboîtement, le texte permet-il au comédien de faire vivre au spectateur l’expérience d’une existence autre. Car c’est bien ce que l’on touche du doigt avec ce spectacle de Claude Régy : une vie qui n’est pas celle du quotidien, à moitié vécue, à moitié exécutée. C’est une détresse absolue, un investissement total qui nous est proposé comme une injonction : laissez à la porte du théâtre votre existence en demi-teinte et entrez dans un monde taillé à vif où vous brûlerez au contact de la noirceur d’un individu, où vous serez fascinés par ses travers, peut-être pris par ses passions, en tout cas traversés par des forces qui vous étaient jusque là inconnues. Le spectateur est pris à partie, il ne vient pas observer, il vient vivre une expérience unique et rare. C’est donc sans trop de surprise que Régy joue avec son public, qu’il le malmène comme il a malmené son acteur avant lui.
C’est un demi-silence qui nous a été demandé dans le hall de la Minoterie mais c’est parfois un silence complet qui a pu être exigé dans d’autres théâtres. C’est inédit pour ce lieu dans lequel les gens viennent discuter du spectacle et parfois manger un morceau ou boire un verre. J’ai noté la réponse de Régy a un journaliste qui lui demandait s’il était tenté par un spectacle plus porté sur l’humour : «Je pense que l’humanité se divertit trop […] Pour moi, la vie et la mort – qui sont la même chose ou, en tout cas, qui sont liées l’une à l’autre – sont des choses graves. C’est notre destin inéluctable.» Il n’est pas question pour lui de rendre l’expérience agréable. Il y a quelque chose d’irrévérencieux et d’insolant dans la volonté de Régy de ne ménager personne. Les spectateurs entrent dans le noir sans un mot et attendent longtemps avant que le spectacle ne commence.
Il y a quelque chose de subversif chez ce vieillard de 93 ans. Jamais depuis le début de ma formation théâtrale je n’ai entendu quelqu’un mettre en doute la légitimité de ce ténor du théâtre contemporain. C’est presque un culte qui lui est voué de tous bords. Son parcours est peu commun dans un milieu pourtant codifié : il n’a jamais été à la tête d’un théâtre national (il n’a dirigé qu’un comité de lecture durant quelques années), et son travail est marqué de collaborations avec ,comme il le dit lui même, de « vraies malades mentales » : Emma Santo, Sarah Kane, Marguerite Duras. Il a autant travaillé avec des acteurs « célèbres », comme Gerard Depardieu, qu’avec de jeunes comédiens qu’il est allé chercher lui-même à la sortie de leur école, c’est le cas de Yann Boudaud. Ce statut d’icône crée chez le spectateur un état particulier : on ne va pas au théâtre, on va voir Régy. Docilement, on exécute ses consignes, avec la curiosité de savoir ce qui va nous arriver, où il va réussir à nous emmener. Et nous voilà à attendre comme à un spectacle de magie. On est transporté du hall (on ne choisit pas sa porte d’entrée), à notre place (qu’on ne choisit pas non plus). De l’attente dans le noir du début à celle de la fin, qui se joue de nous une dernière fois, les gens applaudissent puis se ravisent quand ils se rendent compte que ce n’est pas fini. Vivre ce spectacle avec Claude Régy dans la salle devait encore intensifier ce climat si particulier : celui d’un public avide et/ou curieux de nouvelles expériences, mis dans un état d’ouverture et de réception inhabituel.
Ce « jeu » de Regy avec son public a des conséquences directes. Très personnellement, j’ai trouvé le silence du début extrêmement crispant. La moindre quinte de toux, raclement de gorge, bruit de fauteuil me rappelait qu’il était impossible de garder autant de monde dans le silence et me donnait très cruellement envie de faire manger son paquet de mouchoirs à la grand-mère assise à quelques rangs. Le but est atteint puisque se crée alors une véritable tension. Pour certains, c’est une forme d’apaisement qui leur permet de laisser derrière eux leur journée, chez d’autres un malaise du noir, du vide, de l’attente comme s’il y avait un problème, chez d’autres encore le sentiment qu’on se moque d’eux et qu’ils n’ont pas besoin de se voir imposer ce recueillement. Le spectateur ne peut rester indifférent.
C’est, me semble-t-il, Sallahdyn Khatir, scénographe du spectacle, qui nous a parlé, lors du bord plateau, de l’importance du lieu. La Minoterie, par sa conception architecturale, est une grotte souterraine qui fait écho à la grotte de laquelle surgit Boudaud, comme si on avait fait la moitié du chemin pour vivre quelque chose dans cet entre-deux.
Régy, tout comme Arthaud, croit aux forces : aux forces du texte, aux forces du public, aux forces de l’acteur. Ces transferts de force créent la magie du spectacle. Quiconque est déjà monté sur scène a fait l’expérience de la force du public : ce déclic sur un point resté sans réponse durant des mois de répétitions, qui insuffle un rythme un peu différent ou une émotion plus à vif que prévu. C’est un échange de forces considérable qui nous est offert. Le spectateur peut se surprendre penché en avant, la bouche ouverte et figée, perdu dans la même position que celle de Yann Boudaud sur scène. Pour peu qu’il ne reste pas complètement hermétique au spectacle, il se passe quelque chose.
Boudaut se met en danger sur scène. Le spectateur est pris de vertige de le voir tout là haut et – pour reprendre les termes de Genet – devant un funambule sur sa corde qui à tout moment peut déraper, le suit et est happé par sa voix puissante, suppliante et éraillée. Elle nous crispe, nous effraie, on respire plus vite, on grince des dents, notre corps se tend. Parfois on devient le réceptacle de toute la tension qui nous est projetée et parfois un mot nous accroche et évoque en nous un enchainement de souvenirs, durant quelques secondes ou quelques minutes, on s’absente pour suivre cette corde lancée par notre inconscient.
Ce n’est pas un spectacle passif parce qu’il demande un investissement et une concentration au spectateur. Il faut qu’il fasse la moitié du chemin et reste sensible et ouvert, qu’il ne porte pas un regard trop critique ou factuel, qu’il ne cherche pas un sens à tout et accepte de laisser couler ce qu’il ne comprend pas, pour pouvoir observer, sur le moment ou après, les effets parfois physiques des ces forces immatérielles.
Sans doute même davantage après que pendant. Yann Boudaud reparti, on ne sort pas directement de la salle qui, heureusement, ne se rallume pas de plein feu. Le temps que l’on regagne la terre, on reste un moment assis sur son siège scrutant cette voûte qui, quelques minutes plus tôt, semblait vivre par le jeu des lumières, et qui maintenant ne respire plus. Les premiers impatients se lèvent, et c’est plus religieusement encore que ne l’était l’entrée, que s’effectue la sortie. On porte nos enveloppes, mais nos esprits eux son ailleurs. On essaye de graver un maximum de souvenirs, on revit un moment, on se demande ce qu’il a bien pu se passer. Bien sûr, on croise quelques sceptiques, pour qui ces 50 minutes ont semblé des heures. Puis on met un peu de côté le spectacle par devoir social, et c’est une fois seul sur le trajet du retour que l’on peut vraiment s’abandonner à penser ce que l’on a vécu.

Conclusion

« Ce travail sur la passivité, cette façon de lier soi-même pour se laisser soi-même traverser par des forces – des forces qui viennent aussi de l’écriture elle-même et donc probablement de choses enfouies dans l’inconscient – cela nous rapproche de la situation du rêve éveillé. Tout se passe entre veille et sommeil. Ou plus encore dans un état entre la vie et la mort. »
Claude Régy, Espaces perdus, 1998 (p. 88-89)

J’ai vu une première fois Rêve et folie, et il m’a été difficile d’entrer complètement dans ce monde. Je n’ai pu que décrire très matériellement un parti pris porté à son paroxysme avec le sentiment d’avoir raté quelque chose. J’y suis donc retourné le lendemain, et, c’est seulement avec quelques outils en mains (des éléments bibliographiques de la vie de Trakel, l’assimilation du phrasé de Boudaud), que j’ai pu apprécier pleinement l’expérience unique qui m’a été offerte au théâtre Joliette Minoterie.
Il n’est pas difficile de faire des ponts entre le travail de Régy et Le théâtre et son double d’Artaud11. Tous deux cherchent un théâtre de la vie, qui dépasse les limites d’un rapport regardé/regardeur pour atteindre les sentiments à la racine. J’aimerais proposer la théorie suivante : peut être Arthaud (1896-1948) et Régy (1923-…) ne sont-ils pas les premiers à avoir cherché cette vie dans le théâtre, comme un mythe dont on retrouve les traces dans plusieurs civilisations éloignées. De la Grèce antique, où l’on parlait de catharsis pour décrire la purification de l’âme du spectateur par le spectacle, à la culture du flamenco, où le Duende décrit l’engagement de quelqu’un qui ne triche pas avec ses émotions, pour atteindre une expressivité extrême, mais aussi le charme, l’envoûtement, la possession spirituelle ou amoureuse, il existerait dans l’humanité une force divine qui permettrait au travers du théâtre de connecter les êtres et de les faire accéder à une vie autre pour quelques instants.
Claude Régy s’inscrirait ainsi dans la tradition d’un théâtre qui dépasse les limites du spectacle regardé et qui se vit de tout son corps, atteint l’âme par un investissement physique de tous les acteurs, qu’ils soient comédiens ou spectateurs.

Bibliographie


  1. Entretient, Ivette Cardenas, Patricia León et Anne Le Bihan, Les oiseaux. Conversation avec Claude Régy. Psychanalyse, 2016, n° 36, Pages 109 – 121. 

  2. Émission audio, Guillaume Gallienne, Ça peut pas faire de mal. France Inter, 22.10.16 

  3. Conférence, Georges Didi Huberman et Israël Galvan, Du risque et du rythme, conférence à la Cinémathèque de la danse, Mai 2007 

  4. Article Web, Félix Gatier, A la marge de l’espace mental : Rêve et folie de Claude Régy Diacritik, 2016 

  5. Dossier de Presse du Théâtre de Vidy, Trakl par Claude Régy, 28.02.2016 

  6. Entretien, Alexandre Demidoff, Claude Régy: «Je suis allé au bout de quelque chose et peut-être au-delà», Le temps, 24.02.2016 

  7. Citation, Georges Banu, Claude Régy, metteur en scène déraisonnable, Article Travailler avec Claude Régy, l’Alternatives théâtrales, 1993, Pages 10. 

  8. Film, Alexandre Barry, Du régal pour les vautours, Zeugma Films, 2016, 90’ 

  9. Article, Jérôme Hankins, Claude Régy« L’interprète du silence », Nouvelle revue d’esthétique, 2009, n°3, Pages.75-81 

  10. Entretient, Mireille Descombes, Claude Régy, sublime doyen du théâtre, Le matin Dimanche, 26.02.2017 

  11. Recueil d’essais, Antonin Artaud, Le Théâtre et son double , Folio essais, 1938 

    

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