Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Histoire de l’esthétique, d’un état de certitude à un espace d’incertitude

À vouloir ainsi envisager une histoire de l’esthétique, peut-être faudrait-il voyager en un lieu qui porterait à lui seul la possibilité d’entrevoir les courants de pensée à l’origine des lentes transformations d’un monde de l’art millénaire. Traversant l’Atlantique, longeant la 5° Avenue sur la droite de Central park, nous arriverions face au majestueux palais du Metropolitan Museum of Art. Dans le grand hall au plafond de voûtes, nous commencerions notre visite – scénographie institutionnelle oblige – par l’aile gauche et pénétrerions dans le pavillon de la Grèce Antique.

Là, devant nous, une colonne de marbre grecque s’élève. Ses quatre mètres sont faits de morceaux assemblés des restes d’une colonne ionique à l’origine quatre fois plus grande. Malgré tout elle reste massive et on l’imagine facilement soutenir le temple d’Artémis, à Sardis, en 300 avant Jesus-Christ, tandis que Pausanias évoque les vertus de la rectitude dans Le Banquet de Platon. « Prise en elle-même, une action n’est ni belle ni honteuse. Par exemple, ce que, pour l’heure, nous sommes en train de faire, boire, chanter, converser, rien de tout cela n’est en soi une action belle ; mais c’est dans la façon d’accomplir cette action que réside telle ou telle qualification. Lorsqu’elle est accomplie avec beauté et dans la rectitude, une action devient belle, et lorsque la même action est accomplie sans rectitude, elle devient honteuse. »1 L’action n’est belle que si elle est accomplie avec beauté. En quelque sorte, la fin ne justifie pas les moyens. L’artiste doit être vertueux, consciencieux, en un mot droit. Alors seulement il crée une oeuvre qui l’est tout autant. Cette esthétique du geste implique une expertise. Seul l’artiste/artisan a la connaissance du geste juste. Par sa formation, par son expérience, il sait quoi faire. Dans notre cas, le sculpteur sait transformer la pierre brute en colonne civilisée. Sans incertitude, le temple tiendra, droit. Il sait que la pierre doit être plus épaisse par endroit, plus fine à d’autres pour donner l’illusion qu’elle est droite malgré la hauteur. Cette imitation par l’illusion est opposée par Platon à l’imitation comme copie (mimesis). Pour lui, il n’est pas possible de représenter le monde intelligible, celui des Dieux, de la pensée. L’artiste imite par obligation. Cependant il marque une distinction entre, d’une part, l’artiste qui, comme le peintre ou le poète, copie, tente de faire croire que son oeuvre relève du vrai alors qu’elle n’en est que le reflet factice. Et de l’autre, l’artiste qui, comme l’architecte, sait insuffler l’intelligible par symboles dans une oeuvre vertueuse. Ici, notre colonne n’est rien d’autre que de la pierre sculptée. Elle ne représente rien : ni scène mythologique, ni grande bataille, ni hommes, ni animaux. Pourtant elle crée un lien entre la terre et le ciel, elle tend vers le spirituel, vers l’intelligible. C’est par la simplicité de sa rectitude, par sa négation de tout réalisme, de tout naturalisme, que la colonne relève du phantastike, de l’illusion. Elle est à la fois trop parfaite pour être naturelle, trop ancrée pour être immatérielle, trop utile pour être juste belle. On pense alors aux « trois lits» de Socrate. Dans son dialogue avec Glaucon, Socrate explique qu’il y a, à l’origine, l’idée du lit, son essence. Ensuite l’objet lit, construit par le menuisier. Enfin l’apparence, la reproduction que pourrait faire un artiste de ce lit. « Ainsi le peintre, le menuisier, Dieu, sont les trois ouvriers qui président à la façon de ces trois espèces de lits.»2 La colonne est un geste d’artisan, son utilité est primordiale. Elle est aussi le geste d’un artiste qui, au-delà de certaines contraintes matérielles, sculpte sa propre colonne – celle-ci est plus fine que d’autres du même temple, ornée de feuillages à sa base. Elle est aussi, de par sa valeur symbolique, la plus fidèle représentation d’une supériorité. Cette colonne est ainsi comme à l’orthocentre du triangle décrit par Socrate. Étrangement c’est par sa certitude, son ancrage massif, qu’elle éveille en nous un état d’incertitude, de contemplation. On est en moins 300 av. J.-C., mais c’est sur une colonne similaire que Claude Regy place Isabelle Hubert dans Jeanne au bûcher deux mille ans plus tard. Même contemplation de la rectitude, même sentiment d’infini.

Malgré la fascination, il nous faudrait continuer notre visite. Traverser sans s’arrêter la galerie d’art médiéval – très visiblement chrétienne mais hésitant entre esthétique du dépouillement ou de l’ornement –, monter au premier étage, se retrouver face au département des peintures européennes (1250-1800). Nous slalomerions entre les chefs-d’oeuvre jusqu’à nous arrêter devant les 63 centimètres sur 61 de la bulle de savon, une toile de Jean Simeon Chardin.

Nous sommes en 1733, devant nous, un jeune homme, penché à un balcon, souffle dans une paille une bulle de savon sur le point de s’envoler. Un enfant l’observe. La renaissance a redécouvert et s’est approprié Aristote et, avec lui, tous les concepts théorisés entre autres dans la Poetique. On pense l’émotion du spectateur jusqu’à l’extrême catharsis. Proche de la rectitude de Platon, on théorise une mathématique des arts (le nombre d’or, les volumes pythagoriciens, les diagonales, les lignes de fuites). Ses outils scientifiques de création de l’art permettent de poser des bases, des certitudes. Dans le tableau de Chardin, on peut voir certaines de ces lignes : l’ombre découpe clairement le carré du tableau en une diagonale, le buste de l’adolescent forme un triangle, le mur sur lequel il est appuyé coupe 1/3 du carré et, bien sûr, la bulle est sphérique. Cette géométrie crée certainement une harmonie du tableau. Comme chez les Grecs, l’artiste a des connaissances, des compétences, et l’oeuvre qu’il crée se doit d’être harmonieuse. Chardin est l’artiste consciencieux par excellence, il a cette réputation de passer obsessionnellement plusieurs années sur chacune de ses toiles. Les lignes de son tableau nous permettent de théoriser, d’apporter une interprétation, de le déconstruire. Mais, « Est beau ce qui plaît universellement sans concept »3 nous aurait alors opposé Kant – s’il n’avait eu neuf ans à l’époque. L’universalité de la beauté pose un problème, celui déjà évoqué par Platon de l’irreprésentabilité de l’Aléthique. Peut-être face à un coucher de soleil chacun s’est intimement dit un jour que « c’était beau ». Mais y a-t-il seulement une beauté universelle dans l’art. Il est vrai que Chardin a tout de suite été reconnu par ses pères, intronisé très jeune par l’académie royale, exposé au Louvre depuis sa création. Diderot et Proust ont écrit ses louanges, Boudin, Soutine et Matisse, l’admiraient. Cela ne suffit pas à le rendre universel. Peut-être seule cette bulle de savon illimite son propos. Fragile cette bulle, la même en 1733 qu’aujourd’hui dans les places publiques, quand un souffleur de rues fascine les enfants de la même fascination que celle brillant dans les yeux du jeune garçon du tableau. L’absence de concept dont parle Kant vient s’opposer à la vision mathématique que nous évoquions plus haut. Peu importe l’exécution, la technique, les outils, tant que l’oeuvre plaît, c’est tout ce qui importe. Kant place le spectateur au centre, c’est lui qui aura la Faculté de juger. Cela remet en doute les certitudes, mais s’accorde à ce que Marc Pautrel écrit de Chardin et de sa rencontre avec l’institution : « Le choc est considérable chez les académiciens. Ils ne comprennent pas comment il a fait, ils ne comprennent pas ce qu’il dit, et pourtant ils savent bien qu’il dit quelque chose, qu’il leur parle distinctement à l’oreille et au cœur, et qu’ils ressentent tout, qu’ils saisissent tout, sans savoir quoi ni savoir pourquoi. Ce jeune peintre de vingt-cinq ans n’est pas un magicien mais un jeteur de sort, une espèce de sorcier pacifique, un saint. Saint Jean-Siméon Chardin. »4. Peut importe les concepts, les toiles de Chardin plaisent, peut-être alors selon Kant, sont-elles belles. Quand Kant écrit : « Le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée », il s’oppose frontalement à Platon. On se souvient que notre colonne était considérée au-dessus des autres arts justement pour son utilité, sa faculté à tenir un temple. Quelque part, pour Kant, un objet est beau uniquement s’il est détaché de tout plaisir utile, matériel. Alors pouvons-nous éprouver un plaisir supérieur, d’un ordre purement émotionnel. Chardin peint des « scènes de genre », c’est à dire des scènes au caractère anecdotique ou quotidien. En cela il va à contre-courant des maîtres de son époque – Boucher, Lancret, Pater – qui préféraient de grands tableaux représentant guerre, noblesse, religion, mythologie. Les tableaux de Chardin paraissent à côté ternes en couleurs, sans verni, assez statiques. Il fait des gros plans de la banalité. Il ne dit rien, ne démontre rien. Les deux garçons sont capturés dans un moment de vie. Une seconde plus tard, la bulle se sera envolée, c’est une photographie, un instant précis. Tant que l’art avait une vertu sociale, de transmission des grands récits nationaux, alors il restait la certitude d’une utilité. Quand Chardin peint l’inintéressante quotidienneté, alors son objet se permet de n’être que beau, de ne valoir que pour ça. Mais puisque ce beau se doit d’être universel et que, nous l’avons vu, cette notion est fragile, nous avons déjà à faire à de l’incertain.

Nous pourrions alors laisser là le souffleur et parcourir encore quelques couloirs. Revenir sur nos pas, pénétrer dans la galerie des peintures et sculptures du 19e siècle. Tout de suite, la première salle, toute en longueur, ce serait la chambre des Rodin. Contre un mur, trois sculptures : Adam, Eve et le Martyre.

Adam, du haut de son mètre 94, courbe l’échine. Sa tête, son buste et sa jambe relevés forment un « S ». Comme souvent chez Rodin, le bronze fait forme d’écorce. « Les choses naturelles ne sont qu’immédiatement et pour ainsi dire en un seul exemplaire, mais l’homme, en tant qu’esprit, se redouble, car d’abord il est au même titre que les choses naturelles sont, mais ensuite, et tout aussi bien, il est pour soi, se contemple, se représente lui-même, pense et n’est esprit que par cet être-pour-soi actif. »5. Dans son cours d’esthétique, Hegel place l’Homme et ses créations au-dessus de la nature. Ici, il salue la complexité de l’Homme qui, à la fois est et pense qu’il est. Ainsi Adam, l’essence de l’Homme, se replie sur lui même. On retrouve la tête penchée du Penseur sculpté la même année. Mais plus encore, Adam, la tête baissée, ne regarde plus Dieu mais lui-même. Rodin brise la rectitude de la colonne, rien n’indique le ciel comme tendrait à le faire croire la bulle. Ici l’Homme, abandonné, n’a d’autre choix que d’exister seul. Deux ans plus tard, Nietzsche annoncera la mort de Dieu. La notion d’esthétique toujours liée jusqu’alors à la recherche d’une vérité supérieure – intelligible – est ébranlée dans ses fondations. Le sujet spectateur devient alors l’unique destinataire de l’oeuvre. Plus d’échange triangulaire, une oeuvre est vraie si elle parle du spectateur au spectateur. On pourrait s’avancer à dire que c’est parce qu’il y a oeuvre d’art que l’on peut trouver, en elle, une forme de vérité. Heidegger cite Nietzsche : «l’art a plus de valeur que la vérité»6. il retourne le concept platonicien. Il ne subordonne plus l’art à la vérité, ce n’est plus parce qu’il y a une vérité qu’il peut y avoir une oeuvre d’art cherchant à l’atteindre. Plus encore, l’art n’a plus la nécessité de rechercher la vérité, la vertu. Adam n’est pas l’Apollon du Belvédère. Il ne se dresse pas fièrement, le marbre lisse, jeune et beau. L’Adam de bronze n’a pas la blancheur de l’Apollon de marbre. L’Adam musclé n’a pas eu la vie facile de l’Apollon au bras fin. Nietzsche aurait certainement rapproché Adam de Dionysos qu’il oppose à Apollon. D’un côté le droit, le vertueux, l’incarnation parfaite de notre état de certitude. De l’autre l’ivresse, l’excès, évidemment l’incertitude. Dans ses innombrables fonctions, Dionysos est dieu du théâtre et des enfers. Heraclite, fragment 18 : « Celui qui régit les enfers et Dionysos sont un même dieu.». Adam était originalement conçu pour figurer sur la porte des enfers de Rodin. Il est l’imperfection de l’Homme dans l’imperfection de son bronze. Sans aucun doute, Adam témoigne d’un espace d’incertitude. Celui d’un homme dans un monde sans repère. Pourtant, Nietzsche débute sa Naissance de la tragédie comme suit : « Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la science esthétique, quand nous en serons arrivés non seulement à l’induction logique, mais encore à la certitude immédiate de cette pensée : que l’évolution progressive de l’art est le résultat du double caractère de l’esprit apollinien et de l’esprit dionysiaque de la même manière que la dualité des sexes engendre la vie[…]»7. Ainsi le philosophe semble confirmer ce que nous avions déjà pressenti avant. Il ne peut y avoir d’un côté les oeuvres catégorisées droites, de la certitude, et de l’autre, des oeuvres qui ne seraient qu’incertitude. Chaque objet d’art ne peut être que le résultat de la dualité entre Apollon et Dionysos. Ils sont les deux faces d’une même pièce.

Nous pourrions arrêter là notre visite. Nietzsche semblerait avoir anéanti notre objectif premier, à savoir retracer l’histoire d’un changement d’état. Dans l’objectif de partir, nous quitterions la salle des Rodin et – parcours institutionnel oblige – nous passerions rapidement et sans attention particulière, les salles d’art moderne et contemporain. Et puis, à un tournant, pris sur le vif, un instant en suspens, nous n’aurions d’autre choix que de nous arrêter, subjugués.

Face à nous, l’univers en mouvement. Impossible pour le regard de se fixer sur un point particulier tant il est attiré à droite, à gauche. Un trait de peinture semble se détacher de la toile et s’avancer vers nous en trois dimensions. Ce n’est finalement pas de la suspension. Activement nous vivons le tableau, il vit en nous, modifie notre vie. Le rythme cardiaque s’accélère, les yeux ne cessent pas de bouger, impossible pour eux de trouver un point fixe. Il faut les fermer reprendre ses esprits. S’avancer au plus près pour voir la petite étiquette, savoir qui à fait ça : «  Jackson Polock, Autumn rythm (Number 30) ». Avant d’intellectualiser quoi que ce soit, se replonger dans l’expérience du tableau. N’avoir jamais vécu ça, sentir que l’on est déjà presque habitué, savoir que l’on ne le revivra peut-être plus jamais, qu’il est déjà trop tard, que c’est fini, pause. Sortir du musée qui va de toute façon bientôt fermer. Nietzsche privilégie la faculté de l’oubli. Il faut tout oublier, l’ordre, les règles qui nous coupent de l’expérience qui seule compte. La connaissance désole d’une expérience à vif du sujet. Walter Benjamin parle du moment de la rencontre, il intime de ne pas lever le voile, de conserver « la contemplation du beau en tant que mystère. »8 Le tableau de Jackson Pollock est avant tout cette première expérience. Il ne peut pas être copié, photographié, partagé, sous peine de se transformer en horrible gribouillage. Pollock impose une expérience, une rencontre en direct. Sa toile est immense (2,67 x 5,26 m) pour immerger totalement son spectateur. On ne peut plus rien théoriser ni analyser, comme une opposition flagrante aux outils mathématiques de l’art. D’ailleurs Pollock ne représente rien, il capture une énergie. Son tableau est la relation qu’il entretient avec le spectateur, l’énergie d’un instant non reproductible. « C’est dans la façon d’accomplir cette action que réside telle ou telle qualification »9. La citation du banquet avec laquelle nous avons ouvert prend une autre signification au contact de Pollock. Le peintre dansait autour de sa toile, d’un mouvement d’épaule, d’un tournoiement de poignet. C’est dans ce rite de création que l’on retrouve la beauté de l’accomplissement qui, si on assouplit un peu les paroles de Pausanias, fait la beauté du tableau. On dit que Pollock a détourné la ligne de sa fonction, que pour la première fois elle n’enferme une forme, elle n’a plus de sens, elle est libre – au point de se voir confier à la 25e Biennale de Venise, le pavillon des Etats-Unis en pleine guerre froide. – La rectitude de la ligne de la colonne était fondatrice, celle de Pollock déstructure. Kant lançait le défi en 1784 : « Sapere aude ! »8 dans son essai Qu’est-ce que les lumières?. Il déplore « l’incapacité d’employer son entendement sans être guidé par autrui ». Face aux rythmes d’automnes, on ne peut qu’être seul, guidé par le tableau quand on le laisse faire. Le sujet est submergé par l’oeuvre au sens propre comme au figuré. Il n’y a rien à expliquer, rien à maîtriser. Rester désemparé. « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.»10 Que le sang soit peinture automobile ou sueur du danseur, on peut entendre Zarathoustra parler de Pollock. Si on envisage la toile comme objet matériel, comme objet esthétique, elle apparaît réellement laide. C’est bien qu’elle n’est pas que peinture. L’impression de profondeur face à la toile témoigne d’un esprit infini. La toile est, par sa création, incertaine. Pollock laisse la peinture choisir où elle se dépose. Elle semble être l’oeuvre de l’incertitude. Comment penser le concept d’espace d’incertitude? Peut-être l’incertitude du destin? Celui des conflits socio politiques du monde, de l’amour…Il y a une incertitude du monde qui nous entoure et de son devenir. Cet espace d’incertitude tel que nous tentons de le définir serait le poids écrasant d’une révoltante banalité sur laquelle on ne peut agir. Le tableau de Pollock n’est pas ça. Il est la certitude d’un tout, d’appartenir à quelque chose qui nous dépasse. Il est la certitude que nous ne sommes pas que chair mais aussi rythme, énergie. Un monde infini mais apaisant puisqu’il nous admet là où l’espace d’incertitude tendrait à nous déséquilibrer, à nous exclure. Automn Rythm apparaît comme la synthèse de l’évolution de l’art. Il nous fait atteindre le monde intelligible, il est détaché de tout intérêt matériel, il nous renvoie à nous même. Voyage vers un au-delà introspectif.

Au sortir de cette visite, nous serions en droit de nous interroger sur la trajectoire qui fut la nôtre. D’abord le choix d’un espace institutionnel, le MET, qui illustre la définition que donne Malraux de la culture : « c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la Terre ». Un lieu où s’entassent les objets d’art comme autant de bibelots dans une brocante. Il y a fort à craindre une sorte de listing culturel. Un lieu étouffant sauf à envisager chaque oeuvre comme une fenêtre vers un espace autre.

Le musée d’art apparaît comme un lieu institutionnel, de certitude scientifique, où sont entreposés des espaces d’incertitude, les oeuvres. Cependant méfions-nous de ne valoriser de trop l’incertitude de l’art. Les apports successifs des penseurs de l’esthétique tendent à libérer l’art d’un excès de rectitude. Pourtant aujourd’hui se repose le conflit certitude/incertitude posé par Theodore Ardono comme suit : « Quand des compositions vont chercher leur titre chez Klee, on suspectera qu’elles sont d’essence décorative, donc le contraire de cette modernité à laquelle elles cherchent à coller par de tels intitulés. Toutefois, pareilles propensions ne méritent assurément pas le dénigrement auquel se plaisent ceux qui sont rompus à l’exercice de l’indignation contre un prétendu snobisme»11. Il y aurait d’un côté la société d’une certitude de l’art, décoratif : l’art à un intérêt, la colonne platonicienne. Et de l’autre une société à la recherche continue de plus de modernité, de clash, de provocation. Il nous faut considérer Apollon et Dionysos comme le nom masqué de l’ordre et du désordre. Cette opposition ordre/désordre recrée une lutte des classes entre ceux qui seraient prétendument d’un monde matériel et ceux qui se plongeraient avec désinvolture dans des egotrips imprégnés de snobisme. Pour cette raison, il ne faut pas oublier l’apport nécessaire d’Apollon. Chaque oeuvre exposée dans un espace institutionnel devient institutionnelle et constituante de la société contre laquelle elle s’est peut-être construite. On pense à Pollock ambassadeur des Etats-Unis, l’effigie de Che Guevara devenue sac, mug, et porte-clés. Plus encore, le MET semble nous dire qu’en fin de compte, chaque oeuvre majeure, aussi décalée soit-elle au moment de sa création, prend finalement sa place dans un rayonnage, elle devient constituante de l’Histoire. Ben orchestre lui-même la commercialisation excessive de ses petites phrases. Pour certains il apparaît comme conciliant, pour d’autres jouant avec le monde qui l’entoure. L’artiste, aussi isolé du monde soit-il, ou veut-il le faire croire, n’aspire qu’à le constituer, ou reconstituer. On ne doit pas non plus oublier Dionysos, le créateur furieux. Celui qui sait se remettre en question, s’en remettre aux indécisions, créer l’oeuvre de la révolte. Mais le fait de ne plus avoir besoin de défendre l’incertitude pour en être convaincue montre bien qu’elle est aujourd’hui devenue la convention. Oui, nous sommes passés d’un état de certitude à un espace d’incertitude mais oublier d’où l’on vient ne nous permettra pas d’aller ou l’on doit. N’être que certitude serait fascisant mais qu’incertitude certainement tout autant. Pour que l’art reste dans l’évolution progressive de Nietzsche, pour qu’il rassemble les peuples et contribue aux époques à venir, il lui faut inventer de nouvelles manières de concilier – comme l’histoire tend à nous le montrer – états de certitude et espaces d’incertitude.

Colonne du temple d’Artémis, à Sardis

Période: Époque hellénistique
Date: v. 300 av. J.-C.
Technique: Marbre
Dimensions: H. 3,61 m

Les Bulles de savon

Artiste: Jean Siméon Chardin, Français, 1699–1779
Date: v. 1734
Technique: Huile sur toile
Dimensions: 61 x 63,2 cm

Adam ou La Création de l’Homme

Artiste: Auguste Rodin, Français, 1840–1917
Date: Modelage : 1880–1881 ; moulage : 1910
Technique: Bronze
Dimensions: 194 x 77,2 x 82,6 cm

Autumn Rhythm (Number 30)

Artiste: Jackson Pollock, Américain, 1912–1956
Date: 1950
Technique: Émail sur toile
Dimensions: 2,67 x 5,26 m


  1. Platon, Le Banquet, 181a, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion, 5e édition 2007, p. 101 

  2. Platon, La République, Livre X, 595-598d, trad. V. Cousin, Culture commune, 2013 

  3. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 181a, trad. multiple, Paris, Gallimard (Pléïade, tome 2), 1985, p978 

  4. Marc Pautrel, La sainte réalité, Vie de Jean-Siméon Chardin, Paris, Gallimard (Collection L’Infini), 2017, p22-23 

  5. Friedrich Hegel, Cours d’esthétique (1818-1829), Livre I, introduction, trad J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Flammarion (Aubier (collection Bibliothèque philosophique)),1995, p. 45-46. 

  6. Cette citation de Nietzsche est tirée de l’ouvrage de Martin Heidegger, Nietzsche, volume I, trad. Klossowski, Paris, Gallimard, 1975, p. 389. La référence qui en est donnée est la suivante: « n° 853, IV; 1887-1888 ». Heidegger utilise dans son livre des références allemandes qui se basent sur la grande édition in-octavo des oeuvres complètes de Nietzsche sous la direction du Nietzsche-Archiv, parue en 1911.  

  7. Friedrich Nietzsche, L’origine de la tragédie, Traduction de J. Marnold et J. Morland, Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, p 16. 

  8. Walter Benjamin, Œuvres complètes 1, Trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Folio Essais, 200, p. 195. 

  9. Platon, Le Banquet, 181a, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion, 5e édition 2007, p. 101 

  10. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Trad. Henri Albert, Edition numérique, La Gaya Scienza, 2012 

  11. Theodor Adorno, L’art et les arts – Conférence, transcription de Thomas Deville, 1967, rencontres internationales de Genève, www.le-terrier.net  

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