Ce soir-là, le grand plateau de La Criée est quasiment vide. En fond de scène, côté cour, un micro sur pied, droit. En avant scène, côté jardin, une charogne de chien, étalée dans son sang. Tout l’espace est comme pris intégralement par une lumière rouge. Des nuages de fumée rougis flottent dans cet espace et, au sol, un tapis comme entaillé, des zébrures noires et rouges. La pièce se résume en 6 témoignages fictifs d’hommes américains. Les uns après les autres, ils viennent témoigner derrière le micro de l’instant qui a détruit leur vie. Tout se passe à ce point fixe.
Il est de ces moments de théâtre dont on n’attend rien et qui marquent profondément votre parcours. De là à vouloir inscrire Emanuel Meirieu – et son dernier « Des hommes en devenir » – dans une démarche politique, c’est peut-être dénaturer à la fois un vrai courant du « théâtre politique » longuement pensé comme tel par des metteurs en scène spécialisés, et ce spectacle qui n’a rien demandé. C’est pourtant le défi que je nous propose de relever dans ces quelques lignes. Prendre un spectacle très éloigné des codes du théâtre politique – il ne répond, par exemple, à aucune des recommandations du manifeste de Milo Rau1 – et l’étudier par ce prisme. La lecture des textes sur le théâtre de Pasolini ne sera pas de trop pour aiguiller notre analyse de ce spectacle.
Penser un théâtre politique, c’est penser la relation entre un acteur et un spectateur, ne pas reproduire un système de domination, tout en gardant la distance nécessaire pour juger et penser. Notre spectacle se présente comme extrêmement rigoureux dans ses codes. Le public de la Criée s’assoit dans les fauteuils rouges numérotés. Dans un premier niveau d’analyse, le choix du lieu, un CDN, le respect d’une institution, d’un public venu là pour se divertir, ensuite le respect d’une forme : message préenregistré, lumières qui s’éteignent, silence qui se fait. Celui qui a l’habitude de se scandaliser des innovations formelles et des problèmes nouveaux a eu tort d’entrer dans ce lieu : en effet nous n’entendons pas le scandaliser.2 Pardonnez les lumières qui s’allument et s’éteignent et l’utilisation d’instruments mécaniques : il s’agit du minimum indispensable à la forme extérieure du rite.3 Le scandale souvent se contente de changer des lignes établies, en cela il est le contraire même du rite qui va reproduire un schéma connu de tous pour une communion, un dépassement, non des limites, mais de soi-même. C’est en se présentant comme anodin, en surprenant un spectateur passif et donc récepteur, que Meirieu nous attrape. Les scandales ont lieu hors d’ici : ici, nous accomplissons un rite théâtral.4 Le théâtre est de toute façon, en tout cas, en tout temps et en tout lieu un RITE. Sémiologiquement, le théâtre est un système de signes, lesquels signes, non symboliques, mais iconiques, vivants sont les mêmes que ceux de la réalité.5 Ainsi Meirieu débute son spectacle par une fausse annonce documentaire, en anglais « vibrate to the rythme of incredible true story of life ». Et le cadavre de chien, et l’hyper réalisme des costumes. Tout ici transpire l’américanisme. La chemise ouverte, le short, les lunettes, de Xavier Gallais nous font penser àl’écrivain Hunter S.Thompson et à son interprétation par Johnny Depp dans Las Vegas parano. Si dans le film, l’auteur est triomphant dans un monde psychédélique avec des habits tout en couleurs, ici ce sont des teintes de gris qui prédominent. L’écrivain de la pièce, au chômage, désespéré, vit bien dans le monde réel, comme s’il avait rêvé d’être le nouveau Thompson, mais que la vie l’avait délavé de ses rêves. Les signes sont clairs, imprègnent la rétine, sans avoir à y penser nous savons où nous sommes.
Pauvreté !6 Il n’y a aucun sensationnalisme, les décors sont réduits au minimum, à une ambiance. L’espace théâtral est dans nos têtes. Vous pouvez souvent fermer les yeux : la voix et les oreilles font en effet partie du corps.7 Dépassement de soi-même donc, mais dépassement depuis soi-même. La voix, les mots, s’immiscent et se diffusent par vibration dans l’organisme. C’est là le pouvoir du théâtre de la parole. L’absence d’action scénique implique naturellement la disparition presque totale de mise en scène – lumière, scénographie, costumes, etc. –, tout sera réduit à l’indispensable.8 Non vraiment par militantisme de réduction du coût des spectacles – quoique – mais par besoin de se concentrer sur l’essentiel, la parole. C’est à dire à la fois la matérialité des mots – ceux aiguisés du romancier américain Bruce Machart – et la profondeur fragile des voix. L’idée qu’il y ait dans cet entremêlement, matérialité sur fond d’immatérialité, une vérité qui se dégage. Assister aux représentations du ‘‘théâtre de parole’’ avec l’idée d’écouter (d’entendre) plutôt que de voir (restriction nécessaire pour mieux comprendre les paroles que vous percevez et partant, les idées qui sont au fond, les personnages réels de ce théâtre).[9] Cette idée de vérité de la parole – élevé par les micros – a à voir avec le rite, la sacralité. Merieu l’affirme : « par mes gestes de décor, je sais que je cherche toujours à faire en sorte que mes théâtres ressemblent plus à des cathédrales ou des chapelles, pour que mes mots et mes histoires y résonnent.»9 Il ne faut pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fétiches.10
Le théâtre est une forme de lutte contre la culture de masse.11 Le théâtre n’est pas un médium de masse. Même s’il le voulait il ne pourrait pas l’être.12 Nous ne sommes pas nombreux parce que nous sommes tous des hommes en chair et en os.13 On pourrait dire que tout théâtre peut se définir ainsi et en particulier dans notre cas : de la transpiration aux larmes, du sang, des hommes à vif. Matérialité des corps, immatérialité des mots. L’un est le garde-fou de l’autre par alternance. Pasolini définit son théâtre comme ce qui n’est ni a) théâtre de bavardage ni b) théâtre du geste et du cri14. Pourtant il n’est pas question d’être ni cris ni bavardages, mais bavardages criés, paroles à la puissance de gestes. C’est un entre-deux, l’un et l’autre. Alors la parole théâtrale n’est plus banale, elle transcende son statut, transforme la voix du spectateur qui peut se retrouver « sans voix ». Pasolini intime de parler, discuter, débattre après le spectacle. Non pour que le public d’avant fasse part de son avis, mais pour constater ou non la transformation du spectateur, pour témoigner d’un parcours.
Deux phrases de Pasolini semblent s’opposer : le théâtre facile est objectivement bourgeois ; le théâtre difficile est pour les élites bourgeoises cultivées ; le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique.15 Et : Le spectateur n’est pas celui qui ne comprend pas, qui se scandalise, qui hait, qui rit ; le spectateur est celui qui comprend, qui sympathise, qui aime, qui se passionne. Ce spectateur est aussi scandaleux que l’auteur : l’un et l’autre enfreignent l’ordre de la conservation qui impose soit le silence, soit le rapport dans un langage commun et moyen.16 Mais la difficulté n’est pas forcément liée à la compréhension. Plutôt au parcours, à ce qui est demandé au spectateur. Si certaines personnes partent des spectacles de Meirieu, ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas, mais qu’ils comprennent trop bien que c’est trop « difficile ». Dans notre société du divertissement, ces moments de vérité sont trop rares. On y retrouve le sujet du spectacle : des citoyens de la première puissance mondiale, mais faibles, brisés, dévastés, loin des clichés hollywoodiens.
On peut se demander si rite et politique ne s’opposent pas. L’idée que l’on se fait de l’un et de l’autre est finalement si éloignée. Mais tous deux créent une communauté par le travail d’individualité. Pasolini pose le mot de culture. C’est elle qui fait le lien entre rite et politique. La politique, si on revient aux racines grecques du mot, désigne tout ce qui est relatif à l’organisation – ou à la désorganisation – de la cité. Elle nous structure, c’est aussi le rôle de la culture. Malraux, pour l’ouverture des maisons de la culture, donne cette définition : « La culture c’est ce qui répond a l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre. Les artistes généralement n’aiment pas ce mot de culture, ils préfèrent celui d’art. Culture est généralement connoté d’administratif, de politique. Dès que la culture est rite, elle cesse d’obéir aux seules normes de la raison et redevient aussi passion et mystère.17 Une fois encore le rite sert de transition, de passage d’un état à un autre.
« Quel est ce spectacle de mâle blanc de plus de cinquante ans ? » a-t-on pu entendre de la bouche d’une jeune étudiante, reprenant avant l’heure, une triste formule. Mais faut-il être petit bourgeois pour considérer que, sur scène, la diversité seule ne suffit à autre chose qu’une approbation de classe ? Ce spectacle ne s’encombre pas des symboles politiques, mais oeuvre de par sa forme à un transfert du spectateur, une catharsis dans tous les sens du terme. Cette catharsis moderne délivre avec la précision des mots. Acuponcture. Coûte que coûte : rigueur.18 Et cette forme qui va s’adresser au corps et à la passion du spectateur marquera plus en profondeur encore que si elle s’adressait à sa seule raison. Traversée par le rite, le théâtre prend des dimensions titanesques et nous touche en plein coeur. Tout autour est horrible. On croise des hommes pareils à nous qui n’ont rien et crèvent d’alcool sur le trottoir, on allume la télévision et on regarde les malheurs de l’humanité retransmis en direct. La tristesse vient de toutes parts mais ne nous touche plus. Notre regard est anesthésié. Lorsqu’un artiste arrive à recréer une communion religieuse, alors la révolte née de l’instant théâtre. C’est ce qu’a fait Emmanuel Meirieu ce soir-là en nous faisant voir la plus sublime image de notre monde. Un lieu où nous avons tout à perdre, mais où nous continuons à vivre envers et contre tout. Ce théâtre-là, indéniablement, fait vivre.
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Dans son spectacle Des hommes en devenir, Emmanuel Meirieu dépeint le monde, dresse un constat, celui de cinq hommes venus expié pour leur avenir. Il n’as jamais ouvert ses répétition au public toute déroulé dans un théâtre, qui plus ai subventionné par la Drac. L’auteur de ses pièce est toujours un romancier, ici Bruce Machart, et le spectacle se réduit à ses mots, tous traduit en français. La distribution rassemble Stéphane Balmino, Jérôme Derre, Jérôme Kircher et Xavier Gallais, tous acteur professionnel, issus du théâtre public et privée. Le spectacle n’est joué qu’en France qui n’est pas en temps de guerre, entre autre dans le Centre Dramatique national de Marseille l’année dernière. Même si la scénographie rentre dans le coffre d’une peugo, cela ne devrait pas suffire à sauvé Meirieu de la damnation de Milo Rau. Cependant il nous aurait été trop facile, de justifié l’engagement d’un spectacle par de tel détails. Préférons un choix plus polémique, pour parler ici de théâtre politique. ↩
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Adresses directes au public de Pier Paolo Pasolini pendant les répétitions d’Orgie au Théâtre municipal de Turin en 1968. ↩
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Id. ↩
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Id. ↩
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Manifeste pour un nouveau théâtre de Pier Paolo Pasolini ↩
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Adresses directes au public de Pier Paolo Pasolini pendant les répétitions d’Orgie au Théâtre municipal de Turin en 1968. ↩
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Id. ↩
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Manifeste pour un nouveau théâtre ↩
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Cahier de création des hommes en devenir, Comédie De l’Est ↩
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Lettres luthériennes : Petit traité pédagogique de Pier Paolo Pasolini ↩
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Adresses directes au public de Pier Paolo Pasolini pendant les répétitions d’Orgie au Théâtre municipal de Turin en 1968. ↩
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Id. ↩
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Id. ↩
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Manifeste pour un nouveau théâtre ↩
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Adresses directes au public de Pier Paolo Pasolini pendant les répétitions d’Orgie au Théâtre municipal de Turin en 1968. ↩
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[Le cinéma impopulaire], L’expérience hérétique. ↩
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Adresses directes au public de Pier Paolo Pasolini pendant les répétitions d’Orgie au Théâtre municipal de Turin en 1968. ↩
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Id. ↩