Critique de Kool – Dancing in my Mind, film de Robert Wilson et Richard Rutkowski
En 2009, Robert Wilson, metteur en scène et plasticien d’envergure internationale, impulse un triptyque en l’honneur de la chorégraphe et danseuse : Suzushi Hanayagi. Ce triptyque pluridisciplinaire proposait un spectacle vivant, des installations de plusieurs plasticiens au musée Guggenheim de New York et un documentaire télévisuel signé par Robert Wilson et Richard Rutkowski, de 26 minutes : Kool – Dancing in my Mind. Ce documentaire, objet hybride, se pose en témoin. Témoin d’une vie et d’une oeuvre, celle d’Hanayagi; témoin du triptyque; témoin, surtout, d’une collaboration entre Wilson et Hanayagi, longue de 15 ans et dense de 15 oeuvres; témoin pour que l’occident n’oublie pas cette artiste d’avant-garde. La lutte pour la mémoire est au centre du travail : en 2009 Suzushi Hanayagi est atteinte d’Alzheimer, elle mourra un an plus tard. Plus qu’un documentaire, Wilson engage à considérer ce film comme sa dernière création au contact de la chorégraphe.
De Mitsuko Kiuchi à Kool Hanayagi
Mitsuko Kiuchi nait au Japon en aout 1925. À l’âge de 5 ans, elle commence la danse avec sa tante, enseignante à l’école locale « Hanayagi », qui enseigne l’art traditionnel du Kabuki. À 20 ans, sa maitrise d’un répertoire de cent danses traditionnelles lui permet de décrocher le titre honorifique de son école. Elle devient Suzushi Hanayagi. Mais pour cette jeune artiste, le kabuki est trop théâtral : « Il y a une histoire, beaucoup d’actions, un peu de dialogue et un mouvement réaliste. Quand j’ai atteint un certain âge, j’ai commencé à aimer des choses qui n’étaient pas aussi réalistes». Elle se tourne alors vers le Jiuta-mai, une danse poétique, austère, introspective qui « est jouée dans le cœur même de la danseuse pour la danseuse elle-même ». Tout en pratiquant cette nouvelle discipline complexe, Hanayagi commence à s’intéresser au mouvement d’avant-garde américain. Les peintures de Pollock, les rythmes de John Cage. Au début des années soixante, elle voyage aux Etats-Unis pour y pratiquer la danse moderne et travailler à une fusion de toutes ses cultures. Une danse qui transcenderait les âges, les cultures, elle-même. Cette courte biographie, certainement approximative, résume une colonne du New York Times du 29 novembre 1978. L’article est consacré à une jeune danseuse en recherche. Son travail avec Carla Blank (professeur, écrivaine, chorégraphe américaine) lui a permis de mettre un premier pas en Amérique, mais ce n’est que cinq ans plus tard qu’aura lieu la rencontre décisive avec Wilson.
Bob Wilson n’a presque pas parlé jusqu’à l’âge adulte. Il avait 17 ans lorsque ses parents l’ont confié à une professeur de danse locale texane en raison de son bégaiement. Cette professeure de danse s’appelait Bird Holfman. Wilson donnera ce nom à sa compagnie et à sa fondation. Ce n’est pas juste une anecdote. Dès l’enfance Wilson s’exprimait par le mouvement et non par la parole. Avant d’être le metteur en scène de spectacle, qui fera le tour du monde (Einstein on the Beach en 1976, La Flûte enchantée en 1991, Madame Butterfly en 1993) Bob Wilson a travaillé avec des enfants autistes et des adultes malades. Ses premières oeuvres sont inspirées par la rencontre avec un homme noir sourd et une jeune femme autiste. La rencontre Hanayagi-Wilson est la rencontre de deux danseurs, la rencontre entre la mémoire et l’hyper maitrise d’un mouvement, et le présent hyper réaliste et instinctif d’un autre. L’abstraction, le ralenti, la force de l’immobilité, le mouvement libre de toute signification, nombreux sont les points d’attache, les convictions qui ont lié les deux artistes. Ensemble ils vont créer quinze oeuvres, pour la plupart des spectacles de théâtre dansé.
Hanayagi apporte et concrétise très précisément des intuitions de Wilson. Par exemple la force du sol, de l’attache du pied notamment. Comment les danseurs peuvent aller chercher cette énergie dans des mouvements lents, très précis, très ancrés. Wilson ouvre grandes les portes de l’avant-garde occidentale à Suzushi Hanayagi, qui à tout le loisir de travailler à l’hybridation interculturelle qui l’avait toujours intéressé. 涼しい qui se prononce « Suzushī » peut-être traduit en anglais par « it’s cool » qui deviendra Kool dans cet hommage. Un patronyme qui mêle toutes les lignes de temps et de culture, à l’image d’une artiste, à l’image du film de Wilson éponyme.
Au fil du film
Ouverture sur Suzushi Hanayagi. Son visage masqué de peinture blanche apparait, tordu sur le côté, dans un lent fondu fantomatique. Sur cette image après le générique vient se superposer la voix de Bob Wilson : le corps de la danseuse, la voix du metteur en scène. Metteur en scène qui redonne voix à ce corps qui s’efface.
«Okay, quiet please», comme le début d’une répétition. Un signal est lancé à l’adresse de « Sue Jane ». Sue Jan Stoker était l’assistante et la dramaturge de Bob Wilson, elle est morte en 2012.
Répétions d’un spectacle, l’indication « fondu aux noires » coïncide avec la disparition de la photo de Hanayagi qui laisse place à une scène de théâtre que l’on aperçoit au loin, la caméra est placée derrière l’épaule de Wilson. Les comédiens proposent une avancée, poing en avant. Elle semble convenir au metteur en scène qui acquiesce. La danse continue, le fond – de lumière blanche, devient bleu. On ne distingue que les ombres et les couleurs, signature de Bob Wilson. Une indication est donnée : « le plus important pour un artiste, c’est de ne pas dire de quoi il s’agit »
Archive d’Hanayagi de 1988 : elle danse, seule en scène.
Voiture de Wilson : il explique comment il a retrouvé la trace D’Hanayagi, 10 ans après leur dernière collaboration.
Une photo de 1972 montre Hanayagi et son fils assis par terre. 2008, Hanayagi est assise sur un fauteuil roulant, un enfant marche à quatre pattes à ses pieds. Plan sur ses mains ridées.
Photo et image d’archive du travail d’Hanayagi sur une musique qui semble traditionnelle. Wilson raconte une anecdote. Hanayagi aurait joué pour lui des pas du 17e siècle, il lui aurait demandé ce que signifiaient ses mouvements, elle aurait répondu « rien ». Résonance avec le conseil de Wilson à ses comédiens entendus au début du documentaire.
Salle de répétion moderne, de jeunes acteurs travaillent leurs mouvements. Une archive des répétitions de Hanayagi avec ses comédiens nous donne à voir des mouvements similaires.
Représentation du spectacle vu en répétition au début du documentaire. La musique de David Byrne laisse entendre de nombreux cuivres, c’est « the sound of business », un morceau composé en 1985. Des images d’Hanayagi en travail se superposent à l’ensemble.
Wilson confesse qu’il ne connaissait rien du théâtre japonais. Sur deux vidéos de danse d’Hanayagi côte à côte, l’une plus récente que l’autre, le morceau Minnie the mooker des Blues Brothers, un morceau de 1931. Un texte certainement écrit par Hanayagi et lu en français par une jeune femme.
On apprend l’Alzheimer d’Hanayagi. La camera filme les mains fripées de la vielle femme. Plan suivant, on retrouve ses deux mains squelettiques plus blanches encore sur l’écran que sur la scène. Les comédiens jouent avec leurs mains.
Répétions des jeunes acteurs / image d’archive des répétitions d’Hanayagi. Lecture d’une parole d’Hanayagi par une voix française au fort accent asiatique.
Représentation du spectacle sur une pièce épique pour orgue de Bach. On retrouve les ombres et la lumière caractéristiques de Wilson.
Training de comédien avec des tiges de bois puis archive d’une représentation d’Hanayagi avec des tiges de bois.
Série d’images et de vidéos d’archive. Représentation sur scène : sur l’écran en arrière- scène des images d’archive, au-devant de la scène chorégraphie en kimono.
Image d’archive de leur première collaboration en 1984. Wilson explique les circonstances de la création.
Retour sur la scène, Wilson est avec ses danseurs et esquisse lui aussi quelques mouvements significatifs, entrecoupés d’images d’archive de Hanayagi. Similarité dans les mouvements.
Salle de répétition, la voix de Wilson explique les similarités entre leurs méthodes de travail, « autour de l’espace ».
Image d’Hanayagi en fauteuil roulant avec Wilson, il indique « je suis resté 4h30 avec elle ». Il prend ses mains et les guide dans quelques mouvements.
La voix de Wilson prend pour la première fois corps au présent, il est derrière un micro dans ce qui semble être une conférence, peut-être en marge du spectacle. Image d’Hanayagi qui regarde la caméra s’éloigner. Wilson au présent, très ému, « n’oublie pas, nous devons faire encore une danse tous les deux, et elle m’a répondu, en japonais « I’m dancing in my mind ». L’émotion est totale.
Générique.
Un résumé en deux phrases de ce film pourrait être : Dix ans après leur dernière collaboration, Robert Wilson, metteur en scène américain, retrouve les traces de Suzushi Hanayagi, chorégraphe japonaise. La découverte de son Alzheimer le pousse à entreprendre une grande session de travail autour de la mémoire et de l’héritage de celle à qui il doit tant. Au travers de cette histoire, on suit la quête d’un mouvement, celui de la main d’Hanayagi qui traverse le temps avec souplesse et grâce.
Le devoir de mémoire
Bob Wilson propose ici un témoignage complexe fait d’entremêlements. À l’image d’Hanayagi ce documentaire est hybride : images et vidéos, présent et passé plus ou moins lointain, archives, répétitions et représentations, musique, voix off et prises directes. Wilson ne raconte jamais la vie d’Hanayagi comme cela a pu être fait plus haut, il ne se contente pas de donner à voir le travail de la chorégraphe. Il crée quelque chose pour elle, bâti une stèle. Montre comment Hanayagi a influencé son travail. Il crée au contact de la vieillesse de son amie.
Pourtant reste un étrange sentiment quand défile le générique de fin. Trop indiscret de voir cette vielle femme dans son fauteuil roulant, trop larmoyant d’entendre la voix serrée de Wilson, trop impersonnel le traitement télévisuel du documentaire. Quelque chose reste inassouvi, mais quoi ? L’intention de Wilson est pourtant parfaite : faire le portrait de Suzushi Hanayagi, un carrefour, un portrait qui porterait en lui la mémoire du mouvement de cette danseuse. Peut-être seulement cet objet est-il trop différent et de là résiderait l’incertitude, rien n’a était fait de comparable… Et puis Agnes Varda est morte, et avec sa mort resurgissent ses films, dont un en particulier, jamais vu jusqu’à maintenant : Jacquot de Nantes.
« Quand Jaques Demi était malade, il me racontait les souvenirs d’une enfance qu’il avait beaucoup aimé, il avait été élevé à Nantes dans le garage où son père travaillait. Il avait pris des notes qu’il me montrait tous les deux-trois jours. Je lui ai dit que ce serait un film formidable : tu ne veux pas le faire ? Il m’a dit : non je suis trop fatigué, fait-le ! […] Ça a été une expérience très très particulière parce que j’ai traité le film de trois manières : un film noir et blanc comme les films des années 30 qui racontait cette enfance et puis il y avait des extraits en couleurs de film que Jacques Demi a fait plus tard qui étaient inspirés de scènes de son enfance. Et puis il y avait comme un troisième film parce que Jacques était vivant, mais très malade et comme on fait quand on aime, je voulais être au plus près de lui. En terme de cinéma ça donne des plans extrêmement rapprochés. »
Extrait Varda par Agnès – Causerie 1.
Les structures de Kool et Jacquot sont en tout point comparables, outre l’entremêlement de timelapse différentes, les deux films se rapprochent par la volonté de faire du film, dans sa composition, un portrait hommage. Varda monte Jacqot comme le jeune garçon montait ses films amateurs, en noir et blanc et coupés d’inserts, ajoute des scènes chantées comme seront chantées les comédies musicales de Demi. Wilson monte Kool comme le surgissement et le melting-pot inter culturel que revendiquait Hanayagi. Ces similitudes permettent de penser plus clairement le travail de Wilson. Par exemple ses gros plans sur l’être vieillissant qui laissent voir les rides, la pratique. Wilson filme les mains de la danseuse, Varda l’oeil du cinématographe. Mais le plan sur les mains d’Hanayagi ne dure que 5 secondes dans le documentaire alors que celui sur le visage de Demi en dure 22. Pourtant Wilson et Hanayagi ont travaillé et pris le temps d’éprouver les vertus de la lenteur. Varda dit que son film ne veut pas arrêter le temps, mais l’accompagner, et on voit dans ces plans qui s’étirent la vie qui défile. Wilson sait cela et ses longs plans existent, la main d’Hanayagi (que l’on voit projetée sur scène) et son visage (qui illustre le générique) ont donné lieu à deux installations au musée Guggenheim. Ces deux films durent 6 minutes et ne montrent rien d’autre, pas de narration, pas de sous-titre, pas d’insert d’archive, la musique de David Burn qui étire le temps, le regard de Wilson derrière la caméra et la main d’Hanayagi, ses doigts pointus qui se serrent en un poing, qui se tendent et retombent inertes, qui s’offrent à notre regard, et la répétition et la précision de ses mouvements grave l’image de cette main qui jamais ne pourra être oubliée, cette main qui garde toute la grâce de la danseuse, de l’étoile à cinq branches que même la vieillesse, même l’amnésie, même la mort ne pourront effacer. Il reste sur internet une trace de ces vidéos qui n’avaient pas leurs places dans le format court destiné et produit pour la télévision.
Une grande différence entre les deux films réside aussi dans le système de narration, Jacquot raconte la jeunesse de Jaque Demi en quête de cinéma, là où Kool raconte le voyage de Bob Wilson en quête d’Hanayagi. Le court métrage le place en sujet alors que ce n’est peut-êtrepas lui. Varda est présente dans le regard qu’elle pose sur Jacques Demi et son enfance, elle garde la place de son art. L’art de Bob Wilson est celui de la mise en scène plastique. Il n’y a que quelques images du spectacle Kool que Wilson a créé en hommage à Hanayagi, mais on y retrouve toute la maitrise du créateur pour mettre en grandeur son sujet. Ces lignes horizontales aux couleurs infinies, ces acteurs verticaux qui, dans leurs danses prient pour celle qui n’est plus que mouvement. Hanayagi n’est plus une personne mortelle, elle est ce qu’elle apporte à la danse. Wilson n’est plus un homme, il est le moteur de ce mouvement. Il n’y a que quelques images de ce spectacle, qui n’avait pas sa place dans un format court destiné et produit pour la télévision, et qui n’avait pas vocation de captation.
Deux ans plus tard, en 2011, un an donc après la mort d’Hanayagi, Wilson réalisera avec Richard Rutkowski un film « The Space in Back of You », un portrait hommage à Hanayagi. Un film d’une heure avec des images d’archive et des témoignages de ceux qui ont travaillé avec elle. Le documentaire Kool apparait alors comme les prémices de ce film qui peut-être aura davantage pris son temps, aura plus de recul. Quelle est la valeur de cet objet ? Le témoin d’une exposition et d’un spectacle, une « bande annonce » d’un grand événement hommage ? Ou tout simplement une porte d’entrée, un objet accessible au monde, plus grand public, plus intemporel. Un entremêlement, un trop-plein d’informations, un flou qui donne au spectateur l’éventail d’un sujet qu’il pourra approfondir. La vie artistique d’Hanayagi défile trop vite, une fois le documentaire finit, il ne reste plus qu’à remonter le fil tendu avec sincérité par Wilson.
L’une des différences, la plus terrible, entre Wilson et Varda pourrait être « la célébrité » de la personne à qui ils rendent hommage. Peut-être est-il malgré tout plus facile d’entendre qu’une « petite réalisatrice » de films indépendants réalise un film sur son important mari à la carrière internationale, plutôt qu’un metteur en scène américain très imposant s’attarde autant sur une chorégraphe japonaise de l’ombre. Et certainement Wilson fait-il malgré lui de l’ombre à celle qu’il essaye de mettre en lumière. Mais il n’est en aucun cas possible de lui reprocher de ne pas tout faire, d’user de toute son influence pour graver au monde l’empreinte d’Hanayagi. Wilson n’avait pas de devoir de mémoire, mais un besoin peut-être, un droit certainement. Et par cet objet, ouvert et offert à tous, il partage ce droit, offre à chacun la possibilité de connaitre, et d’apprécier le travail d’Hannayagi. Il nous donne un droit de mémoire dont chacun pourra s’emparer par une pensée, un court film, une critique.