Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Théâtre très difficile, le rite de Vassiliev #critique

Médée-Matériau, de Heiner Müler, mis en scène par Anatoli Vassiliev avec Valerie Dreville. Repris en 2017, 15 ans après une première création en Avignon. Un événement théâtral rare et précieux, le spectacle n’est rejoué qu’une vingtaine de fois entre Strasbourg et Paris.

Médée, Muller, Vassilev, Dréville : Matériaux

Médée avant tout une tragédie, antique, écrite par Euripide en 431 avant J-C. Déjà à l’époque une tragédie « classique », réécriture d’un mythe, celui de Médée, connu de tous. Le spectateur sait les grandes lignes du récit qu’il va voir jouer. Elles lui sont même rappelées dès l’ouverture par la Nourrice qui résume : « Trahissant ses enfants ainsi que ma maîtresse / Jason, par son hymen, gagne le lit d’une princesse »1. Voilà le tragique, Médée, colchidienne, trahissant sa patrie, a participé au vol de la toison d’or et tué son propre frère par amour pour Jason qui l’enlève sur l’Argos. Mais, deux enfants plus tard, Jason abandonne Médée pour la fille du roi Créon. Elle ne vit plus alors que par désir de vengeance. Ainsi d’une robe, elle empoisonne la mariée et bien que tiraillée par l’amour maternel, tue ses deux enfants et s’envole sur le char aérien qu’Hélios lui a envoyé. Quelque soit la décision que Médée prenne, c’est son destin que de finir malheureuse puisque les choix qui s’offrent à elle (venger leur honneur ou sauver ses enfants) sont équivalents dans leur inhumanité.
Heiner Müller, plus encore qu’un observateur politique en fin de guerre froide et qu’un directeur de théâtre est un auteur, un poète de la déconstruction. Ses pièces, ses poèmes, ses nouvelles, on fait de lui l’un des plus importants auteurs dramatiques allemands dans le sillage de Brecht et Beckett. Déconstruction de la langue, déconstruction des mythes : Anatomie Titus, Médée-Materiau, Hamlet machine, Quartet, parmi tant d’autres. Comme dans l’antiquité, les lignes de l’histoire sont connues, il n’est jamais question d’installer des personnages, mais de convoquer des figures. Du mythe de Médée ne reste que la moelle, les seuls personnages de la nourrice, de Jason, évidement de Médée. Restent l’événement, le meurtre, et ses mots, 1500, choisis avec une précision chirurgicale.
Anatoli Vassiliev affirme un mysticisme : « depuis toujours ma recherche n’est rien d’autre que celle d’un théâtre spirituel »2. Que ce soit dans le choix de ses scénographies – L’esthétisme fantomatique, la noirceur de son Bal masqué joué à la comédie française en 1989 avait fait couler beaucoup d’encre –, dans le choix de ses pièces – pour l’exemple en 1997, au Festival, Les Lamentations de Jérémie de Dostoïevski, – et surtout dans sa recherche d’une voix, d’une technique vocale qui transcende le corps de ses interprètes. Il n’est donc pas surprenant de le voir se pencher sur le fantôme de Médée tel qu’il est à nouveau convoqué par Muller.
Valerie Dreville est une actrice en mouvement. Elle s’est formée chez Vitez (Le soulier de Satin), et a joué pour de nombreux éminents metteurs en scène : Régy (Comme un chant de David), Lupa (Perturbation), Castellucci (Schwanengesang D744), Ostermeier (La Mouette). Elle est de ces actrices qui traversent les rôles, transcendent les interprétations et, par ces aspects, peut-être, se rapproche-elle aujourd’hui le plus de ces Actrices avec un grand A, des interprètes de Médée et de l’âge d’or de la déclamation, Maria Casarès et Madeleine Renaud, Angela Vinkler. À ses dires c’est aussi le rôle qu’elle joue : une actrice/Médée comme une seule et même figure qui exécute le rite, le meurtre, pour pouvoir s‘échapper et sortir. Dreville en mouvement et en recherche, d’une technique, celle de Vassiliev, d’une figure, celle de Médée.
Médée-Matériau, de Heiner Müler, mis en scène par Anatoli Vassiliev avec Valerie Dreville. Reste donc cette notion de matériau, Médée pris comme matière première : cisaillée par Muller, bétonnée par Vassiliev, travaillée sur l’enclume par Dreville. C’est ce matériau qui vit sur scène.

Le sens du détail

Il y a ce large tabouret carré, monté sur une estrade en bois au centre de la scène, à sa gauche une bassine émaillée blanche bord bleu, à sa droite un autre tabouret aux longs pieds de bois foncé, sur lequel sont disposés quelques boites, médecines et contenants. Plus en avant-scène et reliées à la chaise par des cordages de polypropylène tressés blanc et rouge, deux poupées de graines assises sur un troisième tabouret plus petit celui-ci.
Il y a cet écran immense bordé de rampes en aluminium qui le tendent. Sur cet écran, la Méditerranée : tantôt des vagues, tantôt un couché de soleil, tantôt des mouettes et un ciel bleu.
Il y a elle, Valerie Dréville, assise sur le tabouret sur-élevé, le dos droit, les jambes écartées, habillée d’une robe qui assemble larges carreaux jaunes, bleus et verts d’un style relativement dépassé, ses cheveux sont tirés en arrière et tenus par une pince, ses pieds chaussés de hauts talons. Il y a un public, peu nombreux, et assis à quelques mètres seulement.
Il y a ses gestes minutieusement exécutés, d’une cigarette sortie d’un petit ballotin vert et fumée entre deux doigts, d’une feuille froissée en boule, défroissée, froissée à nouveau, d’une crème appliquée d’une main sur le front, la joue droite, la gauche, d’une robe défaite bouton après bouton, d’une main toujours, mais l’autre cette fois. Il y a ces objets qui claquent contre le sol quand ils sont jetés du haut de l’estrade après leur utilisation, un miroir, puis un second, une tige de métal. Il y a ces objets qui brulent.
Mais, surtout, il y a cette voix, la voix de Dreville, mais transformée par les exercices qui lui ont été imposés. Il y a ces sons, les « r » qui durent et râpent, les « s » qui sifflent, les « è » grands ouverts, les « o » vomis, les « u » hurlés. Il y a ces syllabes qui ne cherchent plus à communier en des mots, en un sens et qui ne sont plus vecteurs que de sons, que d’intonations. Il y a cette voix chantée, criée, parlée et sa puissance, totale, qui ne semble jamais en danger malgré l’exercice performatif qui lui est demandé. Il y a l’absence parfois longue de cette voix et son surgissement inexorable. Il y a cette voix, accompagnée par le corps de l’actrice, par ses mouvements saccadés, qui finit par prendre un corps immatériel, diffus, mais extrêmement présent, qui parle distinctement à l’oreille de chaque spectateur.
Il y a un nouveau langage, réinventé.

Le rite de Vassiliev

Par bien des aspects, ce spectacle se présente donc comme la synthèse du « Théâtre » ou des théâtres. D’un théâtre qui réunirait, comme dans un amphithéâtre grec, un public autour d’un mythe. D’un théâtre qui voudrait rompre avec l’illusion théâtrale, pour pousser le spectateur à interroger sa modernité comme le faisaient les allemands. D’un théâtre populaire d’actrices et de voix comme dans l’immense TNP de Jean Vilar. Pourtant ces théâtres se rejoignent dans une volonté que ne peut soutenir le Médée-Matériau de Vassiliev : une envie de populaire, de brasser du monde, de faire communier les foules. Le metteur en scène regrette d’ailleurs les seules vingt représentations du spectacle pour sa reprise, « c’est décidément beaucoup trop peu »3. Et clairement Médée-Matériau est bien loin du main stream, du tout est pop de la société contemporaine. Dans son mode de diffusion, dans ses choix esthétiques aussi : la robe est datée, la mer n’est pas capturée par un drone, mais au poignet et de beaucoup trop près et la bassine et les poupées évoquent plutôt la petite enfance d’une grand-mère. Très volontairement, le spectacle n’est pas moderne, ne répond pas aux codes de la modernité et refuse de se positionner temporellement. Pourtant, choisir Muller, c’est choisir une modernisation du mythe. Quand on lui fait remarquer la part de politique et l’importance de l’actualité dans le travail de Muller, Vassiliev répond : « Absolument […] Mais je ne voulais pas m’appuyer sur cette interprétation moderne, qui viendrait de la vie actuelle, parce que tout de suite on plonge dans un drame psychologique contemporain ». Et pourtant Muller est là et brouille encore plus, pour le spectateur, l’espace temporel dans lequel il doit se placer. Peut-être parce que la volonté de communion de Médée-Matériau se trouve ailleurs que dans les grandes salles qui accueillent un public venu entendre parler de lui. Plutôt un lieu où se réuniraient un petit nombre d’acteurs, pour que quelque chose advienne, pour participer à un rite.
« Le rituel suppose la précision absolue de la présence physique »4 dit Vassiliev à Dreville dans Face à Médée, un journal de répétition signé par l’actrice et publié en 2018. Tout est précision : des mouvements exécutés avec minutie au travail sur chaque syllabe, l’intonation, la musique, apposée sur chacun des 1500 mots de Muller, les temps, les rythmes, mais aussi la préciosité du nombre de représentations, le petit nombre de spectateurs. La performance de Dreville est impressionnante par sa force, la puissance de sa voix, la folie tranquille de ses gestes, la fureur qui traverse son regard écarquillé, ses pupilles rondes. La présence dont parle Vassiliev n’est ni la présence de Valerie Dreville, qui perd toute la douceur et la tendresse qui est la sienne, non plus la présence de Médée, comme empêchée d’être complètement physiquement là – les gestes ne sont pas ceux d’une possédée, mais ceux d’une prêtresse qui convoque — la présence est celle de ce corps de femme, de ces mouvements qui irradient par leur volonté implacable.
Le rite est le contraire du théâtre passif de regardeur, le rite n’admet que des acteurs, c’est-à-dire des gens actifs et participatifs. Dans ce spectacle, le public est traversé par la langue de Médée, s’il ne fait pas l’effort d’apprendre cette langue, s’il refuse de s’ouvrir, de la laisser vibrer et résonner en lui, s’il ne prend pas part au rite, alors le spectateur reste une heure à regarder une femme crier des onomatopées incompréhensibles. Au contraire, s’il accepte de participer, s’il ne vient pas pour voir, pour se faire raconter une histoire, s’il accepte de ne plus se demander d’où vient Médée, son époque, sa situation, s’il accepte même que peut-être Médée n’est pas plus en Valerie Dreville qu’en chacun, qu’elle n’est peut-être qu’une figure convoquée pour l’occasion et présente au centre de la salle, dans cette voix, s’il accepte, d’être là, présent et disponible, alors peut-être le rituel pourra advenir.

« Le théâtre facile est objectivement bourgeois, le théâtre difficile est réservé à une élite. Seul le théâtre très difficile est démocratique », écrit Pasolini dans sa recherche d’un rite culturel. Médée-Matériau est un spectacle très difficile parce qu’il refuse de donner quoi que ce soit à ses spectateurs. Il n’y a rien à savoir, aucune connaissance n’est nécessaire pour aborder le spectacle, au contraire, il faut être libre et apprendre en direct une nouvelle langue. Pasolini, tout comme Vassiliev, semble croire à un rite qui passerait par un théâtre de la parole. À lire les mots du poète, il semble faire la meilleure critique possible de ce spectacle : « Celui qui a l’habitude de se scandaliser des innovations formelles et des problèmes nouveaux a eu tort d’entrer dans ce lieu : en effet nous n’entendons pas le scandaliser.5 Pardonnez les lumières qui s’allument et s’éteignent et l’utilisation d’instruments mécaniques : il s’agit du minimum indispensable à la forme extérieure du rite5. Les scandales ont lieu hors d’ici : ici, nous accomplissons un rite théâtral5. Le théâtre est de toutes façons, en tout cas, en tout temps et en tout lieu un RITE. Sémiologiquement, le théâtre est un système de signes, lesquels signes, non symboliques, mais iconiques, vivants sont les mêmes que ceux de la réalité6. Pauvreté !5 L’espace théâtral est dans nos têtes. Vous pouvez souvent fermer les yeux : la voix et les oreilles font en effet partie du corps.5 L’absence d’action scénique implique naturellement la disparition presque totale de mise en scène – lumière, scénographie, costumes, etc. –, tout sera réduit à l’indispensable6. Il ne faut pas craindre la sacralité et les sentiments, dont le laïcisme de la société de consommation a privé les hommes en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fétiches.7 Le théâtre est une forme de lutte contre la culture de masse. Le théâtre n’est pas un médium de masse.5 Même s’il le voulait il ne pourrait pas l’être.5 Nous ne sommes pas nombreux parce que nous sommes tous des hommes en chair et en os.5 Dès que la culture est rite, elle cesse d’obéir aux seules normes de la raison et redevient aussi passion et mystère.5 »
Et conclure par ces mots : « coûte que coûte : rigueur. »5


  1. Euripide, Médée, trad. F. BIBEL  

  2. Stéphanie Lupo « Anatoli Vassiliev, la recherche d’un théâtre spirituel » in La Revue russe, n°100, Gennevillier, 29, p.115-124  

  3. Valérie Dréville, Face à Médée, Journal de répétition, Coll. « Le temps du théâtre », Paris, Actes Sud, 2000, pp.11.  

  4. Valérie Dréville, Face à Médée, Journal de répétition, Coll. « Le temps du théâtre », Paris, Actes Sud, 2000, pp.76-77.  

  5. Adresses directes au public de Pier Paolo Pasolini pendant les répétitions d’Orgie au Théâtre municipal de Turin en 1968.  

  6. Manifeste pour un nouveau théâtre  

  7. Lettres luthériennes : Petit traité pédagogique de Pier Paolo Pasolini  

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