« Viens, il est l’heure de dormir ». Le cadet se lève, suit sa mère dans le couloir. L’ainé reste avec le musicien dont le chant éraillé emplit l’appartement antique. La mère déshabille l’enfant, le plonge dans une bassine d’eau. Six minutes avant la fin film. Puis elle le sèche, le rhabille, le prend dans ses bras, le berce pour l’endormir. Plan de coupe sur un poignard. La Callas va chercher le deuxième enfant, le musicien reste seul, joue toujours. L’ainé aussi est nu dans la bassine, ses cheveux sont sombres et bouclés, son regard brillant et marron, sa peau lisse et bronzée. La mère le sèche, puis comme elle l’avait fait pour son autre enfant, s’assoit et le prend dans ses bras. Moins obéissant, l’enfant la regarde, rieur, songeur, complice, puis s’endort. Une main cherche le poignard du bout des doigts, il est maintenant taché de rouge. Le musicien s’endort lui aussi. Les braises du feu sont filmées en gros plan. Le ciel de demi lune devient ciel de mâtinée. L’ainé est allongé sur son lit, il semble dormir. Le cadet est sur son lit aussi, mais du sang coule du coin de ses lèvres. La mère met le feu à la maison et monte sur le toit pour accueillir Jason. Elle est prise dans la fumée. « Pourquoi veux-tu traverser le feu ? Tu ne pourras jamais ! Inutile d’essayer ! Si tu veux me parler, fais-le, mais je ne veux pas que tu t’approches ». Tout n’est plus que champs contre champs, cris contre cris.
« – Qu’as-tu fait ? Ne souffres-tu pas ?
– Moi je veux souffrir !
– Même ton Dieu te condamnera !
– Que veux-tu de moi ?!
– Laisse-moi enterrer mes enfants ! […] Laisse-moi caresser ces pauvres corps innocents !
– N’insiste plus ! C’est inutile ! Rien n’est plus possible désormais ! » Et Médée part, enflammée.
En 1969, Pier Paolo Pasolini propose sa relecture du mythe de Médée. En 1967 c’était Œdipe roi, en 1973 viendra Carnet de notes pour une Orestie africaine. L’obsession de Pasolini avec ce triptyque, est de faire dialoguer les grandes tragédies grecques antiques et les cultures rituelles non occidentales. Artaud est mort 20 ans plus tôt, mais son double fantomatique hante cet vague de retour au sacré primitif. En 1969, 3 ans après Le prince constant, Grotowski part au Nigeria, en Haïti, en Amérique centrale, en Inde pour son projet de « Théâtre des Sources ». Ce désir anthropologique chez Pasolini et ses contemporains, né d’une haine féroce envers la bourgeoisie et son art1, d’une envie de faire table rase, de ré-insuffler de la vie dans l’art. En réécrivant un mythe grecque, Pasolini s’ancre aussi dans le sillon de Brecht et de son Antigone (1947), travaillé par Julian Beck et le Living Theater en 1967. Le living se réclame du théâtre de la cruauté d’Artaud et c’est Julian Beck lui-même qui joue Tirésias dans l’Oedipe de Pasolini. Il y a là un vivier, une recherche qui se tourne vers le passé mais qui s’ancre aussi dans un contexte de contestation sociale, une volonté de progrès. C’est cette tension qui est mise en jeu dans le Médée de Pasolini, comme le résume Luca Caprioni dans un article du Cahier d’études romanes : « Médée se fonde sur l’opposition anthropologique entre le monde archaïque et sacré de Médée et le monde rationnel et laïque de Jason. »2
Le mythe de Médée est un « grand récit » constitutif des sociétés occidentales, réécrit encore et encore par Euripide (431 av. JC.), Sénèque (Ier siècle), Corneille (1635), mit en opéra par Cherubini (1797), peint par Delacroix (1838), dansé par Preljocaj (2005) et même dernièrement adapté en bande dessinée par Luc Ferry (2019). De fait, le mythe de Médée n’interroge plus personne, l’histoire est connue, la fin attendue : Médée, par vengeance, tue ses fils. Ce que vient faire Pasolini, c’est déplacer le motif sans déplacer le geste. Médée tue ses fils oui, mais pourquoi ? Dans une réponse à Carlo Lizzanin, il écrit au sujet de Médée : « il existe encore des tragédies d’inadaptation d’une personne du Tiers Monde au monde moderne ; c’est cette persistance du passé dans le présent que l’on peut représenter objectivement. Il est donc vrai que le cinéma est essentiellement métonymique : mais dans le cas d’un film historique d’auteur, il est aussi, et totalement, métaphorique »3. C’est donc bien un récit à double fond que propose Pasolini, il y a l’action que l’on voit et son sous-texte. Le meurtre des enfants n’est en rien spectaculaire. Il n’y a presque pas de sang, tout se fait comme il doit l’être, l’intérêt est ailleurs.
Dans ce cas, la figure très populaire de Maria Callas pour jouer Médée, interroge. Luchino Visconti relève d’ailleurs, avec amertume faute de n’avoir eu l’actrice dans un de ses films : « Je ne parle pas du travail des collègues, que j’admire beaucoup par ailleurs mais […] je ne sais pas si tu as bien choisi ton début dans le cinema, car le cinema de Pasolini est un cinema qui n’est pas fait pour les grands acteurs… mais je te souhaite quand même d’avoir un grand succès. »4 Outre l’anecdote, Visconti n’a pas tort, Pasolini a toujours préféré les acteurs amateurs ou peu connus du grand public. Ici il joue avec les symboles de la Callas et de Médée comme figures communes presque évidentes. Déjà en 1965, Carl Theodor Dreyer écrivait un scénario de Médée pour la cantatrice qui le refusa. Mais c’est tout à fois les origines grecques et américaines de la chanteuse, comme analogie aux propos du film, son supposé caractère de diva, sa rupture sentimentale récente très relayée dans la presse,… qui laissent entrevoir, là aussi, un double jeu. Dans la lettre citée précédemment, Pasolini écrit « Jamais la Callas […] n’aurait pu régresser dans le temps, “être Médée”, c’est-à-dire la vérité, l’authenticité. »5 Par bien des aspects, le film de Pasolini est donc méta, c’est à dire conscient de lui-même, de l’histoire qu’il raconte.
Le film se permet de jouer avec les spectateurs. La mort de Glaucé est montrée deux fois avec d’infimes variations et sans raison apparente, donnant une impression de déjà vu. La mort des enfants passe comme inaperçue, l’action rapide de la dague qui, d’un coup pénètre, n’advient pas. Un dernier exemple dans une scène de songe qui souligne le méta-récit du film. Celle où le centaure, précepteur de Jason, forcé par la marche de la civilisation, se dédouble en homme. Jason lui demande si c’est une vision et le centaure répond : « Oui, c’est toi qui l’a produit. Nous sommes tous deux à l’intérieur de toi ». Le but est bien là « d’émanciper » le spectateur qui pourrait être dupé par le récit, soumis à ses émotions. Plusencore, il s’agit de lui proposer de prendre place dans l’oeuvre d’art, conçue comme un sujet de discussion critique entre les participants d’un même rituel. Et voilà que Médée, dépassée par la marche en avant du monde bourgeois, devient paradoxalement figure de proue du modernisme, dialoguant à distance avec l’ancien monde qu’elle met en feu : « Si tu veux me parler, fais-le, mais je ne veux pas que tu t’approches ». Jason, habitué au confort des salons « Qu’as-tu fait ? Ne souffres-tu pas ? » Médée, fille d’Artaud : « Moi je veux souffrir ! » Jason patriarcal, osant encore faire du chantage et interprétant mal ce qu’est réellement le sacré : « Même ton Dieu te condamnera ! » Médée ne se donnant même pas la peine de répondre : « Que veux-tu de moi ?! » Jason dépassé par les événements, dans le pathos, et s’attachant aux miettes « Laisse-moi enterrer mes enfants ! […] Laisse-moi caresser ces pauvres corps innocents ! » et Médée de répondre impassible : « N’insiste plus ! C’est inutile ! Rien n’est plus possible désormais ! »
La mère, sadique sur son trône, sourire aux lèvres, joue avec une corde. Au bout de celle ci, deux poupées de graines assises comme deux enfants. Huit minutes avant que l’écran derrière elle n’indique la fin de la représentation. Dreville délivre quelques mots par à-coup : « découpées » « la chair de mon coeur » « ma mémoire ». Lentement, elle attire à elle les deux poupons, son corps est nu mais pansé de gaz. Derrière elle, la mer. Les cris comme des aboiement se transforment en chants larges et râpeux. Elle fait tournoyer les enfants autour d’elle, les rattrape, les serre dans ses bras, silence. Puis elle reprend « que ne suis-je resté l’animal que j’étais avant qu’un homme ne fit de moi sa femme ». Les deux poupées sont sur ses genoux, elle les déchire, les graines jaillissent de leurs corps de tissus, les dépouilles tombent par terre. Une lumière verte éclaire Dreville, elle cesse sa folle énonciation. Un moment, il ne se passe rien, puis elle sort une feuille froissée, semble lire ce qui y ai écrit : « Jason Médée Nourrice Connais-tu cet homme ». Déjà, il est écrit FIN sur l’écran derrière elle mais elle reprend « Jason Médée Nourrice Connais-tu cet homme » il ne se passe rien, la salle est immobile, semble attendre une fin : « Jason Médée Nourrice Connais-tu cet homme » Mais c’est Médée qui continue et continuera jusqu’à… « Jason Médée Nourrice Connais-tu cet homme ».
Comment parler d’une voix ? Comment la décrire avec des mots ? Pour isoler la voix tout en la décrivant, il existe un champ sémantique : grave, aiguë, lente, forte, insupportable, unique, mélodieuse, articulée. Pourtant, aucun de ces termes n’est assez juste pour définir et contenir tout entier les dimensions de la voix d’une personne. Tous ces adjectifs conviennent par ailleurs pour désigner la voix de Valerie Dréville dans le Médée-Matériau de Vassiliev d’après le texte d’Heiner Muller. Aucun pourtant ne rend réellement compte du vécu au contact de cette voix. Il s’agirait alors, au lieu de la voix, de décrire les possibilités qu’elle offre à ceux qui l’entendent.
Abstraction du sens et donc du figuratif du récit, la perte de repère pour le spectateur est totale. L’esthétisme de la voix théâtrale est labouré et c’est toute l’histoire d’une pratique, d’une technique qui est mise en jeu. De la déclamation voix forte des siècles derniers à l’intimité du réalisme microphonique contemporain, il a majoritairement été question d’une voix assez audible pour rendre compte de la fable. Et si cette voix, en plus de remplir sa fonction première, se targuait d’être large, posée, agréable on pouvait alors la qualifier de « belle ». Claude Régy critique ce terme dans ses Ecrits :
« Quand j’étais jeune, il y a une expression qu’on employait – et je ne suis pas sûr de ne plus l’entendre encore — on disait qu’un acteur avait « une belle voix de théâtre ». Or, les acteurs qui sont réputés avoir « une belle voix de théâtre » sont, à mon sens, inécoutables. Une belle voix n’est pas « belle », on n’a aucun critère de beauté dans ce domaine, comme dans aucun autre, d’ailleurs. »6
Claude Régy souligne ici que, quel que soit l’art, il n’est pas question de beauté. Kandisky donne sa définition du beau dans Du Spirituel dans l’art : « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement.»7 Dans ce même texte, il évoque l’âme qui vibre au contact du « son du mot ». :
« L’emploi habile (selon l’intuition du poète) d’un mot, la répétition intérieurement nécessaire d’un mot, deux fois, trois fois, plusieurs fois rapprochées, peuvent aboutir non seulement à une amplification de la résonance intérieure, mais aussi à faire apparaitre certaines capacités spirituelles insoupçonnées de ce mot. Enfin, par la répétition fréquente […] un mot perd le sens extérieur de sa désignation. De même se perd parfois le sens devenu abstrait de l’objet désigné et seul subsiste, dénudé, le son du mot. Inconsciemment nous entendons peut-être ce son « pur » en consonance avec l’objet, réel ou ultérieurement devenu abstrait. »8
Il y a plus d’un lien à faire entre cette voix qui questionne ses fonctionnalités et les mouvements picturaux du XXe s. en lutte pour la reconnaissance d’un trait libéré du sens et du figuratif. C’est la déclaration de Frank Stella « What you see is what you see » (ce que vous voyez est ce que vous voyez). Souvent, au bord du gouffre du non-sens, le besoin de rationalité pousse à chercher la logique, le message. Médée ne dit rien de plus que ce qu’elle dit. Il n’y a pas à chercher le sens, à reconstituer les pièces d’une langue logique, à faire l’effort de comprendre, de reconnaitre tel ou tel code théâtral ou d’essayer d’imaginer les personnages.
Certains pourraient alors remettre en question l’intelligibilité même du texte d’Heiner Muller : jusqu’où pourrait aller une voix si elle n’était plus contrainte ? Kandinsky apporte un début réponse :
« La question se pose maintenant : faut-il totalement renoncer à ce qui est objet, le bannir de notre magasin, le disperser au vent et mettre totalement à nu l’abstrait pur ? C’est là évidemment une question pressante qui nous amènera immédiatement à la réponse par la décomposition de la consonance des deux éléments de forme (élément objectif et élément abstrait). De même que chaque mot prononcé (arbre, ciel, homme), chaque objet représenté éveille une vibration. Se priver de cette possibilité d’éveiller une vibration équivaudrait à limiter l’arsenal des moyens d’expression. C’est en tout cas la situation actuelle. »[9^]
Kandisky dans son texte, oppose les éléments objectifs, disons naturalistes, aux éléments abstraits, majoritairement des figures géométriques (triangles, lignes, cercles). Au théâtre, quand on parle depièce de Vassiliev, Médée est une figure de jeu, pas un personnage à incarner mais une idée avec laquelle travailler, un processus qui influence par son aura. En prenant « la voix de Médée », Dreville convoque chez le spectateur un flux de sensations, des sortilèges lancés par les marâtres des contes de fées aux cris des mères américaines pleurant leurs enfants noirs tués à la télévision.
Dans son journal, Dreville s’attarde très précisément sur le processus de travail et sur les exercices. A quelques détails prêt, ce ne sont pas des échauffements : Dreville reproduit sur scène le training qu’elle décrit. Le processus fait représentation, c’est ce qui est proposé au spectateur. Peu importe le son émis par l’actrice, l’essentiel est l’action vocale, l’énergie. Vassiliev parle de « geste [ou d’action] verbal » :
« L’esprit ne se révèle pas à travers l’image, mais à travers le mot. Sans la parole, aucune pratique spirituelle ne peut être transmise. Nous, qu’est-ce qu’on essaie de faire ? Pas la restauration d’une pièce de musée, mais on s’occupe de métamorphose. Ce n’est pas quelque chose d’ancien. On essaie de créer quelque chose de nouveau. Ce qu’on cherche, ce n’est pas la mémoire, c’est la réminiscence. Quel est le chemin ? La mémoire se souvient de l’intonation, et la transmet. Pour que la mémoire ne se souvienne pas de l’intonation, il faut travailler à nouveau le geste verbal.»9
Sur scène, Dreville ne reproduit pas, elle fait. Souvent, un acteur s’échauffe avant son entrée pour être dans l’état nécessité par la scène. Dans le cas de Médée, il y a une traversée de la pièce, une montée progressive qui n’est pas uniquement celle de l’histoire. Dreville entre presque sur scène dans le même état que les spectateurs, comme une toile blanche. Elle travaille le geste verbal en public. Le spectateur ne regarde pas un tableau fini, il est pris dans le mouvement de la création, avance à son rythme. Lorsqu’il s’attachait au sens, le spectateur ne pouvait entendre le geste verbal, et lorsque ce geste se voulait réaliste (intonation naturaliste) il n’existait pas en tant que tel. Face à l’absence d’une quelconque prise signifiante à laquelle se raccrocher, hors de toute forme connue, au bord du gouffre du non-sens, le spectateur chute.
Emportés, transportés, par la dynamique vocale de la pièce, les repères et l’appréciation critique changent. La beauté née soudainement d’une synchronisation entre soi, les autres, l’actrice; de moments où l’avancement de la pièce correspond exactement au rythme intérieur, dans un emballement commun. Une syllabe, un mot, un son, transpercent, résonnent, prennent une signification particulière. L’effet, l’exercice formel, le geste abstrait, se transforment alors en une expérience.
Valerie Dreville, dans un entretient France Culture :
« Dans la dernière phrase, Jason dit « Médée » et elle répond « Nourrice connais-tu cet homme ». Ça veut dire quoi ? Que traversant l’acte du meurtre des enfants, de la destruction du pouvoir royal, du meurtre de la fiancée, elle arrive à traverser comme son propre mythe et à se trouver dans cet espace métaphysique, entre deux, où elle est ni femme ni homme et où tout est fini. Elle donne un nom à ce lieu : il n’y a rien. Plus Médée, plus Jason, plus les enfants,plus l’exil, plus la barbare, plus la souffrance, plus les morts, plus l’abandon, il n’y a plus rien. Et dans ce rien tout peut à nouveau renaître, c’est presque une naissance. »10
Jean François Lyotard, synthétise sa thèse dès l’introduction de La condition Post-Moderne : « on tient pour « postmoderne » l’incrédulité à l’égard des méta récits »11. Pasolini avait encore un sous-texte, Vassiliev travaille le dénuement de l’instant. La fin d’une représentation est le lieu de la morale de l’histoire puis des applaudissements comme fin du rite. Evidement, il n’est pas question de raison dans cette fin, encore moins de communication. Aucun des codes n’est respecté, le public n’a pas son mot à dire : Dréville exerce son art. L’espace était saturé de sons, mais n’a pas été brassé vainement, comme pour être aéré. Tout est encore là, il faut partir et laisser tels quels ces quelques mots de Médée. Ils sont faibles, paraissent seuls dans l’immensité, au vu des espaces ouverts précédemment. Et bientôt, ces mots qui sont tout à la fois didascalies, paroles de personnages, invocations de figures se délitent, se désordonnent, s’emmêlent. Monotonie. Le malaise de ceux qui trouvent mal poli de partir, mais qui se disent que peut-être c’est ce qu’on attend d’eux, avant de se rendre compte que, justement, rien n’est attendu, qu’ils sont libres de rester ou de partir, sans déranger personne, sans se faire mal voir. Chacun, sort du moment de l’expérience et revient dans celui de l’intellectualisation. Il ne reste alors qu’une question, existentielle, que se pose à lui-même et sur lui-même le spectateur devenu sujet se redécouvrant : « Connais-tu cet homme ? ».
En 1989, à Avignon, Michel Bataillon retranscrit en direct un entretien donné par Heiner Muller :
« Iltrouve qu’il y a quelque chose d’ennuyeux lorsqu’à l’issue d’une représentation théâtrale, les gens sont contents. Et c’est une chose qu’il souligne volontiers, qu’il a déjà souligné auparavant, c’est qu’il souhaite que les gens à la fin d’une représentation théâtrale se sentent seuls, se sentent isolés, se sentent dans la solitude. Ne se sentent pas réunis dans une communauté. »12
Médée n’est plus un personnage, c’est une sensation.
La mère, drapée d’une robe serrée noire, un foulard cache ses cheveux. Tout autour, un immense champs d’herbes jaunes et le ciel gris. Les deux enfants, à la peau blanche, les cheveux lisses, dorment l’un contre l’autre. 18 minutes avant la fin du film. La mère joue avec un lacet, l’ainé se réveille, s’avance vers elle, la rassure : « Je sais ce qui doit advenir ». Son cadet dort toujours. Il est très jeune, sa mère passe une main dans ses cheveux très blonds pour le réveiller, elle le prend dans ses bras. Dans l’immense champs d’herbes jaunes, la mère marche, un enfant dans ses bras, l’autre à sa main. Coupe sur Jason qui saisit la nourrice « où sont-ils ? ». La mère noue le premier lacet à une branche, ses deux enfants la regarde : « Que vas-tu pendre à cette branche ? » demande le cadet, « Ce que j’aime » lui répond-elle. Elle le prend dans ses bras, le petit se débat un peu, elle passe la corde autour de son cou, l’ainé tient les jambes de l’enfant. La camera filme le petit pendu de dos, la corde autour du cou, sa mère le fixe, il s’étouffe. Plan sur Jason, qui galope à cheval, suivit par deux chiens de chasse. Les pieds du cadet, au-dessus du vide, la mère et l’ainé, assis dans les hautes herbes le regardent. Jason toujours galopant, vu de dessus, le vent est fort, autour de lui la végétation ressemble à des vagues. L’ainé s’approche de sa mère, lui tend l’autre fil : « tu m’aides, maman ». Elle le lève à hauteur de l’autre branche de l’arbre pour qu’il puisse attacher la corde. Il fait un noeud puis se la passe autour du cou. Jason galope dans le champ jaune, descend de son cheval, fixe un point, s’arrête immobile. Un fondu laisse voir sur la montagne, l’arbre noir sans feuille, avec les deux petits pendus. Un bateau, sur la terre ferme, la mère est assise dedans. Jason remonte à cheval, galope. Le bateau immobile. La marée monte. Jason galope, halète lui aussi. Médée sur le bateau, le vent se lève. Jason galope dans la forêt, des bruits de mouche. La bateau grince, l’équipage attend, l’eau monte. Jason perdu dans la forêt va et vient, fait des aller retour, sa course n’as plus aucun sens. On baisse la grande voile, Médée enlève son foulard et laisse apparaitre une longue chevelure rousse. Plan de haut sur les herbes jaunes prises dans le vent, Jason marche à contre courant, il est emporté, tombe, rampe, il abandonne, allongé sur le sol. En surimpression, les herbes deviennent des vagues, le bateau s’en va, et en surimpression encore, l’écran titre : « Medea, Lars Von Trier ».
Quand, en 1965, Maria Callas refuse le scénario de Dreyer, le film est annulé. Il faudra attendre 1988, pour que l’encore jeune réalisateur danois Lars Von Trier s’empare du projet et réalise Medea. Le film est prit au milieu de la trilogique Europe qui sera récompensé à Canne par deux grand prix technique et un prix du Jury. Comme une expérimentation cinématographique supplémentaire, Lars Von Trier réécrit le script de Carl Theodor Dreyer pour un format téléfilm d’une heure quinze, précisant sur un panneau dès les premières secondes : « ceci n’est pas une tentative de le réaliser mais une interprétation personnelle et un hommage au maitre ». On retrouve dans le métrage la poésie froide de Dreyer mais c’est bien un film de Lars Von Trier, en tout cas, un dialogue entre les deux réalisateurs. Comme il y a dialogue entre le très dense scénario (publié comme tel) qu’avait écrit Pasolini et son rendu cinématographique ou entre Heiner Muller et Vassiliev qui ne se contentent pas de rendre compte du texte mais en modifie profondément la métrique. C’est Lars Von Trier qui transforme l’empoisonnement pensé par Dreyer en pendaison et il y a dans sa Médée jouée par Kristen Olesen, les bases de la femme maudite et fascinante présente dans touts ses films et qui vaudront bien plus tard à trois de ses actrices de remporter le prix d’interprétation féminine toujours au festival de Cannes13.
Ce téléfilm est chronologiquement réalisé entre les deux précédentes oeuvres du corpus. Il pourrait ainsi permettre de penser des ponts entre ce qui a été défini ici comme « moderne » et « post-moderne ». Par exemple, alors que pensées à des moments différents, ses trois Médée cherchent un ancrage dans la fin des années 60 : c’est l’année de réalisation du film de Pasolini (1969), l’esthétique de la mise en scène de Vassiliev (bassine en émaille, robe à large carreaux comme l’était les Mondrian de St Laurent (1965)) et Medea, tournée en vidéo puis transférée sur pellicule et re-filmée en vidéo, en créant au montage la saturation des images pour donner au film l’aspect vieilli qu’il aurait eu s’il avait était réalisé en 65.
A la fin des trois oeuvres, Médée n’est jamais seule, Jason est présent par opposition. Dans le face à face de Pasolini, dans les mots de Dreville et dans les longs plans de Von Trier. Kristen Olsen s’en éloigne géographiquement, Maria Calas le tient à distance et Valerie Dreville ne le reconnait même plus, pour autant, il est encore là. La Médée de Lars Von Trier semble être celle qui s’en sort le mieux : elle arrive à s’échapper, elle vogue vers un nouveau départ. Mais ce n’est pas sans faire penser à ce que dit Dréville sur Médée : une femme qui traverse un parcours pour se soigner, revenir à celle qu’elle était avant Jason, tout détruire tout bruler. C’est en fin de compte ce que fait aussi la Médée de Pasolini. De la même manière, l’hyper précision de la pendaison, filmée avec une fascination pour la douce morbidité, fait la patte de Lars Von Trier. Tout comme la longueur des plans de Pasolini, le spectateur sait ce qui va se passer et par perversité, le réalisateur prend son temps, décompose chaque geste. C’est ce jeu qu’entretiennent les deux réalisateurs dans les actions de Dréville qui joue avec ses poupées.
Il y a de la sensualité, si n’est une sexualité, entre ces trois Médée. L’une des interprétations du mythe, est qu’en tuant les fils, Médée veut tuer Jason et le lien qu’elle a avec lui. Il y a de Jocaste dans ce geste de substitution. Dans le film de Pasolini on retrouve sa fascination pour les corps nus de jeunes garçons très typés, et Médée, même si ce n’est pas montré, poignarde les enfants. Evidemment Dréville est nue, mais l’obscénité est plus dans sa voix sans retenue, ouverte, presque pornographique. Elle aussi pénètre dans la chair de ses fils, les ouvre. Enfin les halètements de Médée, intercalés avec ceux de Jason, rythmés par le cheval qui galope, soulignés par une camera très proche de la peau, font penser au prequel d’un motif requérant chez Lars Von Trier : celui du triptyque sexe, mort, enfance14.
Il y a du meta récit dans Medea et sa volonté de multiplier les citations et les références. Et il y a du métaphysique dans le traitement du montage, qui, au moment crucial de la fable, dévie en tourbillon d’images qui s’entremêlent, se fondent les unes dans les autres, oublient de se parler, oublient de raconter. Mais en fin de compte, le film de Lars Von Trier ne semble ni vraiment moderne, ni vraiment post- moderne, peut être n’est ce qu’une oeuvre bourgeoise destiné a choqué le bourgeois. On y retrouve avec force la présence du réalisateur, ses obsessions de réalisation, ses motifs récurant. Mais c’est aussi le cas des deux autres oeuvres du corpus : Pasolini traite Médée avec ses interrogation politique et son intérêt pour les culture non-occidental, et Médée Matériau applique avec virtuosité une technique vocal conçu par Anatoli Vassiliev.
Et pourtant, à travailler au contact de ses trois Médée, apparait un sentiment de parenté, plus encore, comme si en faite, elles ne faisait qu’une. Chaque metteur en scène attaque le mythe à bras le corps, lui donne une esthétique très définie et pourtant, c’est comme si une unique Médée transparaissait intacte au coeur de chaque projet. Il n’est pas question que toutes les Médée produites par l’industrie culturelle soient cette Médée. Celle qui se dessine ici n’est pas dépendante d’un courant de pensée mais plutôt d’une radicalité dans son traitement. Médée est une figue extrême qui doit être traitée comme telle : sans compromis, fidèle à elle-même.
Quand Médée est pris en charge par un artiste radical, elle devient la figure de celle qui, dos au mur, prend conscience des dispositifs de contrôle et qui, plutôt que de faire la moindre concession, renverse la table. Médée, c’est le sujet d’une oeuvre qui transforme ce concept en objet sensible. Alors, traité comme tel, elle demeure elle même, quelque que soit le media, qu’elle que soit l’artiste.