Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

Discussion avec Ulysse Di Gregorio #Entretien

Entretien réalisé le 6 juillet 2020. 

Mateo Mavromatis : Ulysse di Gregorio vous êtes le metteur en scène du spectacle Une saison en enfer, un monologue de Jean-Quentin Châtelain adapté du poème en prose d’Arthur Rimbaud. Le spectacle a été monté en 2017 au théâtre du Lucernaire et depuis vous avez notamment dirigé Michel Bouquet en 2019 dans une lecture enregistrée des Fables de La Fontaine. Vous avez eu d’autres projets de mise en scène, mais ces deux-ci peut-être se rejoignent : pas seulement dans le choix de la poésie, mais aussi dans le choix de « monstre sacré du théâtre » et dans celui du monologue – même si bien sûr l’un est un Audiolibe et l’autre est un spectacle que vous avez mis en scène. Est-ce que pour vous ce lien est possible à faire entre les deux acteurs, Jean-Quentin Châtelain et Michel Bouquet ?

Ulysse Di Gregorio : Euh… non je ne me suis pas aventuré à faire un lien entre ces deux comédiens si ce n’est que, oui, ils ont une passion commune pour les grands textes, ce qui n’est pas le cas de tous les comédiens. Ils incarnent tout les deux la dimension poétique. Et, évidemment il y a la notion d’exigence et de sacrifice qui les définit très bien. Ils ont une conscience de la langue, une conscience du travail et ils ont une singularité tous les deux dans leur jeu de comédien. Au-delà de ça il y a aussi une constance dans leur métier, et un renouvellement aussi. Ce qui est intéressant c’est que les deux ne se sont pas figés, comme ça peut parfois être le cas chez certains acteurs où on retrouve un jeu, on retrouve des tics, on se repose sur certains procédés de jeu. Là ce qui est intéressant c’est que les deux ont une dimension empirique toujours renouvelée je dirais.

MM. : Vous parlez de sacrifice, qu’est ce que vous entendez par là ?

U.D.G. : Disons que c’est souvent cette dimension de sacerdoce qui donne la grandeur à notre métier. Cette exigence qui peut être monacale dans certains cas, parce qu’elle nécessite une certaine méditation, un certain repli sur soi pour justement être dans l’exaltation et dans le partage. Et la notion de sacrifice elle est aussi due à une absence… enfin il faut aussi, je pense, se retirer du monde, mais par l’observation, par la contemplation, par ces qualités de vie pour justement en donner tout le suc sur scène donc oui il y a une dimension de sacrifice qui incombe aux artistes je pense, en général.

M. : Dans la description que vous faites, en tout cas de ce métier-là, celle que vous dessinez, c’est presque plus un travail de l’humain, du quotidien, plus que presque un travail technique au plateau. C’est plus un vécu qui viendrait charger l’acteur, par exemple Jean-Quentin Châtelain parle beaucoup du rêve et du fait qu’il faut que le texte l’invite à rêver, que la mise en scène l’invite à rêver. Il parle beaucoup plus de ça que d’un travail qu’il ferait sur les mots, sur les intonations, etc.

U.D.G : Non non, pour moi il y a vraiment un alliage, une synthèse entre l’inspiration et la technique. Il n’y a pas un des deux qui préexiste sur l’autre. Les deux sont vraiment les terreaux à la bonne conduite d’un spectacle. Bon lui il se laisse à dire que c’est plus l’inspiration qui l’emporte, mais cette inspiration est aussi guidée par un metteur en scène et par une gestion… pardonnez-moi le mot, mais une gestion technique et aussi une organisation du spectacle qui passe par une maitrise, une technicité de la langue et c’est comme ça qu’on arrive à conduire un spectacle, c’est par ces deux alliages.
Mais d’ailleurs à tort, souvent le commun estime que dans ce métier c’est la part de l’improvisation, de l’inspiration qui l’emporte parce qu’on n’observe pas justement le travail. Quand on l’observe, il y a un déficit de travail, donc c’est tout le paradoxe. Ne pas donner l’impression qu’on travaille, mais à la fois assez travailler pour que ça ne se voie pas. Et l’inspiration joue beaucoup, mais ce n’est pas la pièce maitresse. C’est une pièce essentielle, mais elle n’est pas la seule dans le processus de création. 

M. : On trouve ça plus romantique de discuter sur le rêve, que sur vraiment au final ce qui fait le travail technique d’un metteur en scène avec un acteur au plateau qui travaille sur les mots ?

U.D.G. : Je pense que ça c’est aussi peut-être une aspiration assez française qui vise à négliger dans l’éclosion d’une oeuvre la part de technicité et on aimerait lui attribuer un don naturel qui amènerait à une prédisposition artistique. Je pense que c’est une conception très française que n’ont pas les Américains ou les Anglo-saxons.

M: Il raconte que c’est vous qui êtes allé le chercher pour jouer ce texte de Rimbaud, que vous l’avez vu sur scène jouer Bourlinguer ? Comment est ce que ça s’est passé de votre côté ? Est-ce que vous aviez envie de travailler Rimbaud et Jean-Quentin Châtelain s’est imposé à vous, ou alors c’est l’envie de jouer avec ce comédien qui vous a poussé à chercher le texte qui irait le mieux pour lui?

U.D.G : Alors c’est en me rendant donc à la pièce, Bourlinguer, que l’idée m’est apparue de lui proposer ce projet, ce n’était pas dans mes choix de prochaines mises en scène, mais disons que c’est plus par le vecteur de l’acteur que s’impose à moi des projets. Alors évidemment il y a toujours des projets qui nous inspirent et qu’on aimerait mettre à jour, mais finalement c’est plus la qualité de l’humain qui fait émerger le projet, dans mon sens. Après, ça peut aussi venir d’un texte, où on est projeté à travailler avec tel ou tel acteur parce déjà ce texte-là nous inspire. Enfin il n’y a rien de figé, il n’y a pas un arbitraire dans le sens comédien-texte, texte-comédien. Les deux se rencontrent en fonction aussi d’un moment je dirais, de notre vie et comment aussi un texte peut être des inspirations du metteur en scène, de la société, parce qu’un texte rencontre aussi une certaine vision d’un moment dans l’histoire, mais il peut aussi renvoyer, en fonction de sa langue, à des préoccupations d’un moment. Ou alors amener des préoccupations dans une société, c’est le cas par exemple de Jean Genet avec les Paravents, comment pendant la guerre d’Algérie il a réussi a amener les thèmes de la révolte, de la liberté en Mai 68, vous voyez comment le texte s’insérait dans la société. Je pense aux Mémoires d’Adrien de Marguerite Yourcenar, Adrien qui était un grand légionnaire romain empereur, assez pacifiste. Elle a publié ça après la Seconde Guerre mondiale. Comment les textes s’inscrivent dans l’histoire, et comment les textes se sont inscrits dans l’histoire, et comment aussi ils peuvent renouveler une vision de la vie, de l’histoire. C’est ce qui m’inspire aussi chez Rimbaud, cette volonté de renouveler le langage, mais pas par l’abstrait, par quelque chose de vraiment concret. C’est une vision concrète du langage qu’il a voulu renouveler. À tort on a une vision souvent très romantique de son oeuvre et on s’écarte vraiment de la véracité et du concret dans lequel il a voulu nous engager. Mais je crois que je m’écarte un peu de votre question.

M: Mon travail est sur la voix des acteurs, et donc entre autres sur la voix de Jean-Quentin Châtelain, mais peut-être que vous pourriez expliciter ce que vous entendez par le renouvellement de la langue par Rimbaud, comment est-ce que ça se traduit pour vous ce renouvellement de la langue ?

U.D.G : Alors, il l’a assez explicité dans son champ des voyelles: A noir, E blanc, I rouge, U vert… C’est en fait de changer les paradigmes et la vision figée qu’on a de notre langage, c’est un nouvel éveil par l’image, reconstruit notre vision de l’histoire, de la langue, des normes, par la poésie, par le langage. Et aussi par l’assainissement d’une vision du monde qui chez lui passe par la religion. Il faut s’extraire de la religion pour arriver à une autre forme de religion, même d’aliénation (le mot est peut-être trop fort). Mais qui passe par l’imagine, par une effervescence intellectuelle qu’offre la poésie, mais la poésie accessible à tous. C’est ça son ambition, son hybris même de la langue et son ambition c’est d’essayer de projeter sur scène. Dans une autre langue aujourd’hui elle est utilitaire, elle n’est pas dans l’émerveillement. La langue est née comme ça, quand on voit les premières tables ou les premiers dessins, c’est souvent une écriture comptable. Mais il y a aussi cette dimension orale et poétique sur laquelle il insiste et dont il est un des grands ambassadeurs.

M: Et c’est quelque chose sur lequel vous avez pu travailler au plateau? Où vous avez trouvé une application pratique par exemple cette histoire de langage imagé ?

U.D.G : Alors lui il projette une transcendance de la langue, il le théorise dans son manifeste d’Une Saison en Enfer, et à la fois c’est au comédien de le transcrire, mais de le retranscrire par l’incandescence du langage, par une verticalité du propos, qui passe par une espèce de transe. C’est un peu un mot galvaudé que j’utilise, mais ça passe par arriver à retranscrire la poésie sur scène. Disons que ce texte n’est pas à la base un texte théâtral, mais c’est rejoindre le côté homérique de l’Aède qui vient déclamer les poèmes d’Homer et de la guerre de Troie dans les rues. Essayer de retrouver aussi la poésie, mais une poésie accessible pour tous et ça passe évidemment par le langage, la poésie n’est que langage c’est son véhicule. Donc ça passe par l’homme, par le chant, par la forme du langage et c’est dans ce sens-là qu’on a voulu s’inscrire. Mais il n’y a pas simplement la restitution il faut encore rentrer dans le champ poétique de Rimbaud, c’est-à-dire que chaque interprétation doit rendre l’ivresse du texte. Et là c’était une ivresse, il y a une rage, une révolte intérieure, il y a une douceur, il y a une exubérance voilà ce sont des couleurs que le texte évoque, qu’on a voulu retranscrire en fonction des différentes palettes humaines qui dominent le texte, qu’on s’est attelés à rendre sur la scène.

M. : Parce que les adjectifs que vous utilisez pour décrire Rimbaud (ivresse, douceur, force…) sont des adjectifs qui conviennent tout à fait à Jean-Quentin Châtelain et à sa voix.

U.D.G. : Oui oui c’est pour ça que quand je l’ai vu jouer dans Cendars j’ai trouvé qu’il y avait une grande possibilité dans la transcription orale pour ce texte-là. J’ai vu qu’il y avait le coffre, la manière dont il lape le mot… Il y a une douceur chez lui que moi je trouve qui est très primant chez Rimbaud. Et à la fois, ce n’est pas indissociable, mais il y a cette révolte, cette rage intérieure. Cette impuissance aussi, dans le propos qui est propre au texte d’Une Saison en Enfer. Donc c’est arriver à lier les deux, en fonction aussi de ce que l’acteur propose, et sa charge émotionnelle est humaine qu’il arrive à exprimer et dans quelle implication aussi. On en revient au sacrifice, ce n’est pas seulement un sacrifice hors de scène c’est un sacrifice aussi bien sur la scène, c’est se dépouiller de soi pour arriver à transcender une pensée. Ce n’est pas simplement un homme, c’est arriver à atteindre par le langage et par l’engagement une couleur de vie. Retranscrire une pensée ça passe par l’engagement et par une recherche des sentiments. Et on a un catalogue peut-être un peu figé des sentiments, mais dans la réalité, parce que la réalité ne théorise pas les sentiments, en réalité les sentiments, j’ai l’impression qu’ils s’entremêlent. Il n’y a pas moins de rage que de douceur, que d’amour et de terreur. Enfin toutes les choses s’entremêlent et se bousculent, et les qualités essentielles du comédien je crois c’est arriver à nous faire changer des conceptions, des représentations mentales, et des préjugés qu’on à et ça on le fait évidemment par le prisme de l’auteur. Mais c’est aussi l’auteur qui nous amène à une volonté d’impostuler nos propres conceptions parfois un peu trop précisées. Les représentations humaines, sociales, artistiques…

M : Sur cette relation avec l’auteur, j’ai d’abord entendu Jean-Quentin Châtelain dans la captation du spectacle qui a été réalisé par Sébastien Tézé, au Lucernaire. Donc je l’entendais dans ma chambre avec des écouteurs, et c’est à partir de ça que j’ai commencé à travailler pendant un an. J’ai commencé à connaitre cet enregistrement, la mélodie, le rythme de Châtelain… Ensuite je l’ai réentendu sur la scène à Toulon et à nouveau dans un enregistrement fait au marché de la poésie en 2019. Et chaque fois était très différente, je parle vraiment de la musique du texte. C’est-à-dire que, y allant dans un état où je pourrais presque chanter Jean-Quentin Châtelain dans l’enregistrement au Lucernaire, à chaque fois je suis surpris d’entendre très différemment comment est-ce qu’il varie. Il n’utilise pas les mêmes notes, il n’appuie pas sur les mêmes mots, les variations sont très différentes.

U.D.G: Je n’étais pas à cette représentation, mais j’ai envie de vous dire que c’est assez rassurant quand un comédien n’a pas les mêmes intonations au même moment dans une représentation différente, parce qu’il n’y a pas un calque de représentation en représentation sur la manière et la diction de l’interprétation de l’oeuvre, mais ça vous le savez pertinemment. Après oui il y a une recherche, une évolution, elle peut être selon les cas heureuses, mais quand on en est arrivé à un certain degré de travail de recherche, on évite tous les écueils de l’amateur. C’est ce qui fait un amateur dans la profession c’est qu’il est arrivé à un tel degré de recherche dans son engagement lors des répétitions qu’il y a une envolée, il y a une recherche même dans le spectacle, c’est-à-dire que le spectacle est rodé, il est bien ancré, mais pourtant dans l’investissement qui est le sien il y a toujours sur sursaut qui font qu’il y aura des moments qui seront toujours différents d’une représentation à l’autre, je crois que c’est un des marqueurs qui vous renseignent sur la qualité de recherche qui ont précédé les représentations, les répétitions si tentais que celle-ci soit aboutie.

M : Jean-Quentin Châtelain fait souvent la comparaison avec les improvisations de la musique jazz. Il parle de la grille des musiciens et qu’une fois que cette grille est fixe et maîtrisée le musicien peut se permettre d’improviser, et que c’est là où il se retrouve lui. Dans ce travail que vous lui avez proposé ça me semble évident cette création de l’instant de Jean-Quentin Châtelain qui improvise, que vous lui avez peut être offert un écrin ou un cadre où il avait cette possibilité-là d’improviser. C’est une chose sur laquelle vous êtes d’accord ?

UDG : Oui alors, l’improvisation, lui parle d’improvisation moi je parle de recherches. Je parle moins d’improvisation sur scène que de recherche. Mais après on se rejoint dans les faits, dans les mots j’emploierais peut être moins ce mot-là. L’improvisation apporte plus dans le travail de répétition que dans le travail de représentation qui la est une matière aboutie et qu’on a étudiée ensembles sans que ce soit pourtant idéal, mais quelque chose qui est proposé dans la relation metteur en scène-acteur, l’improvisation elle est la, elle doit même persister toujours, mais sous une forme de renouvellement et de recherche.

M: Est-ce qu’il y a un travail de lutte aussi, pour vous ? J’ai l’impression à vous entendre – mais aussi parce que nous connaissons le comédien Jean-Quentin Châtelain – est-ce que pour vous il y a eu quand même un travail de lutte avec cette bête folle qui est impressionnante sur scène, mais qui peut-être, dans un travail de répétition peut-être … pour vous, metteur en scène, fatiguant, ou en tout cas entraînant ?

UDG : Oui je connais un peu la réputation qu’il peut parfois avoir, un peu difficile. Mais non je n’ai pas eu ce rapport la, ce rapport de force, de conflictualité, absolument pas. On a été investi tous les deux par l’exigence de comprendre déjà l’œuvre de Rimbaud et puis après de la restituer et de donner tous les accents d’inspiration propre à son imaginaire et sa vocation de poète, et on n’a pas eu de conflits, la lutte elle a surtout été dans l’accouchement de l’œuvre. Après il y a eu des difficultés, des impasses parfois des moments de doutes. En fait c’est complètement inhérent à un travail de recherche. Par exemple on prévoit quelque chose mentalement et puis on découvre que finalement l’interprétation, dans le cadre visuel ça ne suit pas. Et pourtant nous étions convaincus de cette possibilité et via l’écoute, via la transcription physique, tout échoue donc on est dans cette perpétuelle volonté de retranscrire à la fois notre vision esthétique et à la fois parfois déçue, déroutée par l’issue malheureuse que ça peut prendre. C’est lié aussi à notre capacité d’être en mouvement, en ébullition du texte, cette inspiration, et voilà toujours essayer d’être au plus proche. C’est ce que disait Michel Bouquet, que nous ne sommes que les serviteurs des auteurs, nous sommes là pour les honorer et être au plus proche de leurs pensées, de leur engagement et de leur parcours.

M : Et par rapport à ça justement, Rimbaud, bon ce n’est pas n’importe quel auteur, c’est aussi une tempête. Sans être dans une vision romantique du texte, c’est quelque chose de très dur. Comme il a déstructuré la langue, il ne faut pas lui redonner peut-être un cadre, il ne faut pas le rendre audible ou compréhensible, parce qu’à ce moment-là on tuerait peut-être ce qui fait la poésie, c’est-à-dire cette incertitude. Et en même temps, j’imagine qu’à un certain moment il faut quand même le comprendre, si ce n’est qu’on ne peut pas vraiment comprendre Rimbaud (je ne sais pas si vous serez d’accord là-dessus ?), et en cela je me demande s’il n’est pas là en fait le rapprochement entre Châtelain et Rimbaud, qui ne semble pas si naturels que ça, entre l’acteur terrien de 60 ans et le poète de 19 ans, mais je me demande si ce n’est pas avant tout dans la liberté totale de la maîtrise de leur art et dans la déstructuration, de la poésie pour Rimbaud et de la langue française pour Châtelain, avec sa voix, sa mélodie, tout ça.

UDG : Je vois vos rapprochements, mais pour moi ce n’est pas mon approche. Je ne vais pas dans ces degrés d’analogie entre le comédien et le personnage. J’essaie plutôt de m’en écarter, comme le paradoxe du comédien de Diderot qui n’est que composition et c’est la grande qualité de la création du comédien, c’est sa capacité justement à s’extraire de lui-même, à s’extraire et à fouiller le maximum de possibilités pour atteindre un état de création, et non pas rester calqué sur un personnage, mais…enfin je comprends votre souci de faire un lien entre le personnage et l’acteur. Enfin moi ça me semble un petit peu narcissique, ce n’est pas ma démarche d’attribuer les qualités d’un comédien à celles d’un auteur tout comme le contraire. Non je pense que c’est un travail de composition et ça passe par un dépouillement, et c’est en travaillant vers le dépouillement qu’on arrive justement à l’état de recherche, et de grandeur intérieur, par les sentiments. C’est dans l’énergie scénique qu’on peut composer. Je pense que ça peut être dangereux justement de vouloir s’identifier à l’auteur parce que l’auteur n’est pas le texte, le texte n’est pas l’auteur et nous nous ne sommes ni l’auteur ni le texte. 

M : Il y a quand même dans l’ivresse de Jean-Quentin Châtelain, et lui en parle, comment ce texte va chercher ses démons, ect… il y a un rapprochement que, en tout cas pour moi spectateur, qui s’est fait naturellement. Pas en fait de Jean-Quentin Châtelain qui aurait copié Rimbaud, mais qu’est-ce que Rimbaud aurait révélé de Jean-Quentin Châtelain sur scène. Mais vous serez peut être pas d’accord avec moi au vu de ce que vous me dites sur servir le texte et servir l’auteur, que l’auteur a révélé l’acteur.

UDG : Oui enfin moi c’est plutôt ma conviction, mais je ne néglige pas que dans un très grand nombre d’expériences, de rencontre avec les auteurs, que ça puisse infléchir sur notre expérience humaine, heureusement, tout comme l’expérience avec un metteur en scène peut aussi nous amener a… je ne pense pas à moi, mais a Claude Régy, à lui et Claude Régy – les deux se portent, mais je crois que le sens premier sur lequel il faut vraiment être convaincu c’est d’abord de servir l’œuvre. Il y a trop de transcriptions dégradées des auteurs dans La Crise de la Culture, Hannah Arendt en parle, elle dit qu’on est dans une époque justement où les œuvres sont complètements dégradées, négligées, elles sont appauvries, elles sont retranscrites et elles sont vidées de leurs sucs, de leurs substances au profit d’une vulgarisation et d’une prétendue démocratisation de l’œuvre. Il va à l’encontre des vraies inspirations de l’auteur, ce sont des plagiats extrêmes et graves qu’on fait. C’est une atteinte à la culture et à la… non pas la respectabilité des auteurs, parce que je suis aussi pour qu’on les bouscule, c’est pas ça, mais c’est tellement riches les grands auteurs qu’il ne faut pas se servir de l’œuvre pour exister, mais c’est d’abord servir l’œuvre. C’est ça la différence. Évidemment que c’est en parcourant les œuvres dans leur plus for intérieur que nous on va être forcément transportés et on va être … toute cette gamme de sentiments, de couleurs, ce voyage intérieur qu’on va proposer on va être aussi chargés. Tout comme les rencontres de la vie qu’on fait, qu’on quitte, qu’on rencontre. C’est une initiation perpétuelle, on est plusieurs chrysalides à la fois et on est tous les âges de la vie qu’on rencontre, on n’est pas qu’un seul âge dans lequel on vit. Enfin voilà je pense qu’il y a une mutation permanente de notre état en fonction des différentes expériences artistiques, visuelles, humaines, qu’on fait. Donc forcément il en ressort une… vous vous avez pu l’apprécier peut être d’un spectacle à l’autre avec Jean-Quentin Châtelain, mais c’est le lot d’une vie.

M : Jean-Quentin Châtelain raconte un peu votre travail autour de la vie de Rimbaud, des concordances entre la vie et l’œuvre, comment vous l’avez accompagner dans l’apprivoisement de ce texte. Mais il s’attarde peu sur justement, on revient à ce qu’on disait au début, un travail technique au plateau. Est-ce que c’est parce que justement, et je vais être un peu provocateur dans ma question, il n’y a pas de travail technique au plateau, vous avez répondu un peu tout à l’heure, parce que Jean-Quentin Châtelain est là avec sa voix, sa diction, son improvisation sur le texte et que pour vous le travail est ailleurs dans une mise en état et que les propositions qu’il fait lui du texte, vous vous en êtes extérieur et vous êtes plutôt spectateur de ça. Ou alors au contraire est-ce que vous l’avez aussi accompagné sur des indications peut-être plus précises. Enfin comment est ce que ça s’est passé pour vous, comment est-ce que ça s’est organisé ce travail ?

UDG: Alors d’abord il y a eu un gros travail de table qui en fait nous a pris l’essentiel de notre temps, enfin la majorité du temps était vraiment un travail de table.

M: Vous avez eu combien de temps de répétition ?

UDG : On a eu deux mois de répétitions. On aimerait toujours plus, mais vu les contraintes financières c’est toujours difficile d’étaler un monologue poétique sur trois mois, mais ça aurait été l’idéal. Je tenais à le préciser parce qu’on a rarement.. on manque de temps. Et on doit parfois parcourir des états intérieurs qui prennent du temps avant leur explosion et leur permanence dans le spectacle. Donc c’est vrai que ça aide d’avoir du temps, c’est même essentiel. Mais selon les spectacles on est aussi dans des politiques où on doit avec le temps qu’on a resserré les espaces de création. C’est le lot de l’artiste que de faire avec tous ces paramètres. Concernant ce travail à la table, de compréhension de texte, parce qu’évidemment ces protéiformes, il y a une kinesthésie du langage qu’il faut apprivoiser dans la relation avec le texte donc il y à un grand travail de texte, de compréhension. Il y a différentes possibilités aussi selon les phrases de l’auteur qui sont essentielles à la bonne route du spectacle. Et après il y a le travail physique, une fois qu’on a compris le texte dans toutes ses trajectoires. On choisi les trajectoires à prendre parce que dans ces extraits il peut y en avoir plusieurs, on peut proposer plusieurs étages, est-ce que les états peuvent convenir, est-ce qu’ils ne sont pas antinomiques selon la section d’avant, est-ce qu’il y a une trajectoire cohérente dans le propos et la trajectoire du livre. Toutes ces questions qu’on doit traiter en amont et à la fois qui sont toujours présentes, qu’on précise après dans le travail physique. Et le travail physique ça va été l’élocution, ça va être la capacité d’engagement. Ça va être une certaine endurance aussi. Cet état de recherche et aussi cette gestuelle qui passe par l’absence… non il n’y a pas d’absence de mouvement, c’est l’économie de mouvement. Et donc c’est quelque chose à appréhender aussi, mais qui pour moi dans ce format de monologue poétique convient tout à fait.

M: C’est venu tout de suite ou c’est avec le travail de recherche que cette immobilité de Jean-Quentin Châtelain… enfin est ce que pour vous elle faisait parti d’office du processus ?

UDG : Cette économie de mouvement, il n’y a pas d’immobilité. En tout cas c’est vers ça que j’ai tenté d’approcher, via cette économie. Comme j’ai monté aussi Sarah Kane (4.48 Psychose), c’était cette même démarche. Ce sont des états de transe… je n’aime pas ce mot, mais je n’en trouve pas d’autres. Sarah Kane est au crépuscule de sa vie et elle relate toute cette expérience, ces rencontres, ces douleurs et cette peine qu’elle a eue. C’est touchant, ça doit être touchant. Pour le lecteur l’existence et la trajectoire doivent être palpables, vous voyez c’est aussi difficile. Il ne faut pas que ce soit hermétique. Le texte est déjà difficile en première lecture. Je mets au défi quelqu’un de comprendre, de faire un résumé du texte en première lecture. Et les gens ne reviennent pas sur le texte. Donc ils n’auront entendu et compris que la seule fois où ils l’auront vu. Donc ça, c’est important, nous on connaît le texte, on connaît tous ses enchaînements, ses rebondissements, ses contradictions. Mais il faut aussi penser à la retranscription sans appuyer, et jamais appuyer ou surligneur les malentendus, les contradictions, les moments de doute, d’écueil, qu’on peut parfois ressentir. Il faut justement les résoudre par la trajectoire intérieure, et c’est cette trajectoire intérieure qui va donner la bonne route et la cohérence dans la trajectoire qu’on va donner. Il y a le texte écrit par Rimbaud son écriture visuelle, et il y l’autre écriture et les deux doivent s’imbriquer et se rencontrer. Et donc ça passe par un cheminement intérieur, des états successifs, des cohérences d’état, et après ça passe dans un troisième état, l’élocution, la voix. Jusqu’à quel point on peut s’autoriser certains jaillissements dans la voix, comment on appréhende des passages qui sont peut être un peu plus denses, un peu plus fournis en terme vocal. Enfin c’est tout ce conflit entre le texte et les aspirations physiques du comédien et tout ça doit concourir ensemble et ils doivent être assez homogène.

M : Donc si j’ai bien compris, vous passez par trois étapes de travail. Donc la première à la table où vous faites un travail sur le texte et sur l’auteur. Ensuite il y a une deuxième étape où vous êtes dans une recherche de l’état et de la trajectoire du texte, mais qui est pour l’instant intime et intérieure. Et ensuite dans un troisième temps le jaillissement du texte. Et alors quand vient cette étape du jaillissement, comment est-ce que ça se passe ? Est-ce que vous lancez Jean-Quentin Châtelain sur scène, vous l’écoutez faire une proposition et ensuite vous la reprenez ou est-ce que vous avez déjà convenu avant d’une certaine partition et vous attendez de lui qu’il en rende compte le mieux possible ?

UDG : Alors au début il pouvait y avoir quelques balbutiements, rien n’est figé et il faut appréhender comme un cheval fou qu’on ne connaît pas, il faut savoir le diriger. Donc les grands textes c’est un peu des grands étalons qu’il faut mettre en selle, puis en scène pour retranscrire l’incandescence de la langue. Donc il y a un travail de recherche qui passe aussi par des tentatives et plus il y a de tentatives plus ou moins fructueuse, plus on arrive à un aboutissement et à la grâce de l’interprétation. Qui n’est jamais aussi figé parce qu’il y a tellement d’impondérables dans les spectacles vivants, on n’est pas au cinéma où là c’est dans la boîte et on n’a pas à reproduire, mais c’est ce qui fait la magie et toute la fragilité. C’est que rien n’est acquis. Mais pourtant on a eu base et c’est cette base-là qui va nous donner vraiment les moyens, le socle, le réceptacle pour être le meilleur vecteur des inspirations du poète.

M : Je trouve ça intéressant que vous disiez que le “cheval fou” c’est le texte. Mais vous avez deux chevaux fous, vous avez le texte et l’acteur ! Ou alors le “cheval fou” c’est l’acteur au contact du texte ?

UDG : Pour moi c’est plutôt le cheval fou qu’il faut arriver à dresser. Oui en fait, il y a deux animaux il y a le comédien lui-même qui doit se dresser par rapport à un animal un peu hybride qu’il doit apprivoiser et puis il y a le texte qu’il faut aussi bien cerner et puis d’une certaine manière… oui un cheval fou si on veut. Et d’un pédigrée très important ! Un grand étalon quoi.

M : Oui j’entendais un entretien de Jean-Quentin Châtelain ou plusieurs metteurs en scène passaient et il y en avait un qui parlait de “machine”, et il s’était énervé, peut-être sur une incompréhension, mais c’était un beau moment où il disait “moi je ne suis pas une machine, je ne suis pas une machine”. Jean-Quentin Châtelain a compris qu’on assimilait l’acteur à une machine et ça a donné lieu à une scène que je trouve très belle et très intéressante, où il s’énerve. Et je trouve que ça dit quelque chose du comédien qu’il est, c’est à dire absolument pas quelque chose d’automatique, mais justement quelque chose d’un instant de création ou d’une redécouverte permanente de quelque chose en mouvement.

UDG : Je vous suis, mais c’est-à-dire que… nous, nous sommes déjà une machine en soi, quand on regarde le corps humain, tous les phénomènes humains et notre imagerie musculaire. On est en soi une machine donc moi ça ne me dérange pas de revendiquer notre statut de machine humaine pleine de sensibilité. Une machine aussi parce qu’on est beaucoup dotés de réflexe dans notre travail de répétition, de réminiscence. Non ça ne me dérange pas .. Oui c’est peut être un peu raide comme mot, plutôt une machinerie qu’une machine. En tout cas j’apprécie plutôt ce lexique parce que dans le terme machine il y a le mot technique.

M : Mon travail est sur la voix, et dans la voix j’entends aussi la musique, le rythme… donc on est plutôt sur ce que vous avez nommé être votre troisième étape de travail.

UDG : Oui après il y a toute cette capacité du comédien à retranscrire. C’est extrêmement musical, toutes les langues poétiques ont leur inspiration musicale. D’ailleurs il y a les lieds de Schubert, les textes de Ronsard, Rimbaud qui a été chanté par Ferré, par d’autres, ect… Donc il y a vraiment une prédisposition justement à l’oralité qui passe par la musique, par le chant qui est très présent. Donc il faut surtout pas briser cet élan et il faut vraiment être dans un flux intérieur qui accompagne cette partition. C’est extrêmement travailler donc surtout ne pas briser l’inspiration musicale. Je ne sais pas, moi je compare ça un peu à Furtwängler qui disait “l’architecture est une musique tombée dans le silence.” Et je trouve que dans toutes les formes d’art il y a une part de musicalité qui passe par l’harmonie. Donc dans toutes les formes d’art il y a des harmonies qui passent par les couleurs, par la voix, mais c’est une forme de synesthésie l’art. L’art complet c’est la rencontre entre la couleur, entre le son, entre les courbes, et il y a des musiques qui sont intérieures, les musiques ne passent pas forcément par le son. Elles peuvent passer par l’image. Enfin toutes ces notions la, abstraites, mais qui deviennent palpables par la capacité que le comédien va avoir à transcrire la poésie et nous suggérer aussi les états de trajectoire qu’à parcouru l’auteur dans son éclosion. 

M: Et si aujourd’hui vous ouvrez Une Saison en Enfer après tout le travail que vous avez fait, et que vous le lisez pour vous, est-ce que maintenant vous entendez la musicalité que lui a conférée Jean-Quentin Châtelain ?

UDG: Par moments oui. Disons que je vais être sensible à certains passages qu’on a plus travaillé que d’autres, où là je vais avoir des rémissions de notre travail. Mais pour moi la plus belle lecture c’est l’absence de voix.

M : Mais alors, pourquoi faire du théâtre alors ? Si la meilleure lecture c’est l’absence de voix, pourquoi mettre un texte en voix?

UDG : Parce qu’en termes de capacité d’imagination je trouve que quand on lit un texte, notre capacité, notre éveil à l’imagination est bien plus large, dans ces travers. Et d’ailleurs je vais vers ça, je vais vers une économie de mouvements, une économie de gestes pour notre imagination. Pour que notre imagination soit le plus en état de grâce. Donc je vais dans ce sens-là. L’absence totale reviendrait à ne plus faire de mises en scène. Mais oui je crois que le plus grand émerveillement c’est de lire un texte parce que c’est nous qui faisons notre mise en scène, on est artisans, on est metteurs en scène de l’œuvre qu’on lit. D’ailleurs je me penche de plus en plus vers l’écriture en ce moment. Depuis maintenant un an, je consacre plus mon temps à l’écriture. Mais peut-être en voulant mettre en scène mes créations … mais je suis plus portée par l’écriture en ce moment.

M: Peut-être une dernière chose pour finir, si vous deviez retenir une leçon de ce travail que vous avez fait avec Jean-Quentin Châtelain ce serait laquelle ? Qu’est-ce que ça vous a apporté ce travail ?

UDG : Je ne sais pas… je crois que ça ne m’a rien rapporté, mais ça m’a fait vivre.

Next Post

Previous Post

© 2025 Matéo Mavromatis

Theme by Anders Norén