Cet article est un extrait de mon mémoire de Master : "L’acteur de la Voix, de la vibration au mouvement".
Document PDF : MEMOIRE_MAVROMATIS
Le présent texte se propose comme une étude à la recherche de voix – de techniques vocales ? – qui seraient tout à la fois médiatrices et finalités. Une ou des voix de celles marquantes, entêtantes, qui permettent de vivre une expérience. Notons que si la modernité permet d’enregistrer les voix avec de plus en plus de netteté, il serait là question de voix qui pourraient se passer de cette technique, puisque ses échos suffiraient à ce que chacun s’en souvienne. Nous travaillerons donc sur des fantômes, qui accompagnent les auditeurs, bravent le temps, résonnent encore dans leurs mémoires1. Combien de voix reste-t-il à la mémoire de celui qui nous lit ? Quelle musique ? Quelles tonalités ? Quels détails d’une de ces voix expliquent qu’elles aient ainsi traversé les années ? Parmi toutes les voix qu’il nous reste, cette recherche s’ancre dans un espace, la salle de théâtre occidentale, lieu de rite athée et dans une époque, notre modernité proche. Elle n’a pas vocation à être exhaustive ni même à finalement nommer une voix, mais à sentir le sens d’une recherche.
Il s’agit bien de cela, une recherche, parce qu’il apparaîtra à celui qui fréquente les salles de théâtre subventionnées que si la plupart du temps les acteurs parlent, ce n’est finalement que pour parler. Entendons que leur objectif est de rendre compte le plus fidèlement d’un texte, d’une situation : la voix est un moyen, tout au plus un outil, rarement l’objet du travail2. Sans vouloir généraliser, c’est un constat que chacun pourra faire. Certains accusent la diffusion par micro et un jeu cinématographique, d’autres avancent que l’écriture contemporaine ne laisse plus la place à l’apprentissage d’une oralité lyrique. Ces raisons ne nous intéressent guère et sont finalement peu convaincantes au regard du comparatif qui les motive : celles des voix immémoriales du théâtre, qu’on dit « grandioses », « magistrales », « sublimes », mais dont la beauté qui nous est décrite masque la même réalité, celle de la voix au service de. D’où vient le présupposé logique, universel, que la voix serait subordonnée au sens ? Dans notre quotidienneté, il semble évident que la voix est le vecteur de la communication des Hommes et donc rationnelle. Mais posons-nous la question : de ces instants de voix qui nous restent et dont nous parlions plus haut, combien sont rationnels, vecteurs de sens ? Et combien au contraire sont des éclats incontrôlés, immatériels, tout sauf quotidien et donc marquant ? Le théâtre, reproduisant en son sein les systèmes de communication extérieurs, soumis au sens, ne se prive-t-il pas de la possibilité d’extraire le spectateur d’un système de pensée ? Vous l’aurez compris, partant en quête de voix nous partons aussi en quête d’un autre paradigme.
Ce travail a été élaboré à la lisière d’une pensée philosophique de la voix et d’une écoute technique au plateau. L’une et l’autre se complètent. Ainsi la lecture de quelques penseurs et théoriciens de la voix saura éclairer la dimension conceptuelle de la voix alors que l’étude de quelques voix au plateau permettra de mettre en évidence sa dimension objectuelle. Rapidement nous évoquerons la dimension mécanique inhérente à toutes voix.
a) La voix, matière philosophique.
Puisqu’il s’agit de commencer à écrire, nous pourrions revenir rapidement sur l’un des premiers textes de l’humanité et évoquer d’office la piste offerte par L’évangile selon Jean : « Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. » (« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ») Qu’est-ce que le verbe (ou la Parole selon les traductions) ? Est-ce la voix que nous cherchons ? Cette voix, créatrice, pourrait peut-être répondre à nos attentes, serions-nous en fait, et sans le savoir, à la recherche de Dieu ? Tout de suite vient donc la nécessité de consulter quelques philosophes qui ont pensé la question de la voix puisqu’apparaissent des subtilités entre « verbe, du latin verbum : la parole », « le son », « le dire ». Quels mots employés pour être au plus juste et au plus près de l’objet recherché ? Martin Heidegger, dans le paragraphe 7 dans son ouvrage Être et temps (1927) revient sur l’origine philosophique grecque du λογος. Il rappelle ainsi la plurivocité du terme qui signifie aussi bien la parole, le discours (qui a donné le mot français de linguistique) que la raison (qui donnera la logique). On retrouve le lien que nous avions pressenti en introduction entre la parole et le sens. Le logos, c’est le verbe divin, celui de Jean, de l’ordre, de la hiérarchie. Alors qu’au contraire, rappelons-le, la voix que nous cherchons serait plutôt celle d’un désordre, d’une vibration, d’une déraison. Là où la parole est active, agissante (« le verbe »), la voix, elle, est évocatrice, suggestive. Le concept de logos comme celui du Verbe est donc éloigné de l’objet que nous cherchons.
Heidegger relève ensuite qu’Aristote pour qualifier le dire utilise plus subtilement αποφαινεσθαι qu’il traduit en Sehenlassen et que l’on pourra traduire en français par « Révèle-toi », « Voyons » ou « Faire voir ». Le faire voir est dérangeant, brutal si on le prend au sens pornographique du terme qui viendrait exposer, mettre à nu. C’est un dispositif de pouvoir, une arme puissante. Mais imaginons un endroit où la voix n’aurait pas valeur d’autorité, où la voix ne serait pas créatrice de richesse, où elle n’organiserait pas les sociétés, c’est-à-dire imaginons un lieu où la voix serait libérée de sa fonction utilitaire, appelons cet endroit un théâtre. Derrida commentant Artaud parle de « l’irresponsabilité radicale de la parole »3. La voix aurait alors la capacité de faire voir, entr’apercevoir, d’autres possibles, ceux qui n’existent pas, ceux qui, justement, n’ont pas été créés par le verbe. Heidegger synthétise ainsi sa pensée : « Dans son accomplissement concret, le parler (faire voir) a le caractère d’un parlé au sens d’un ébruitement vocal en mots. Le λογος est φωνη, plus précisément φωνη μετα φαντασιας »4. C’est-à-dire strictement « un son au-delà de l’imaginaire » et que dans sa traduction Emmanuel Martineau traduit par son fantastique. Voilà une piste vers l’objet que recherchons, une voix qui serait un son fantastique.
S’il s’agit de faire voir, cette voix est peut-être celle du dialogue platonicien. Celle que l’on imagine facilement illustrer le propos philosophique tel que Socrate l’a décrit pour l’opposer à l’écriture dans Phèdre5. Dans la deuxième partie de ce dialogue, Socrate vante la supériorité de la voix sur l’écriture, puisque justement la voix aurait cette vertu de mettre en mouvement la pensée philosophique. Telle qu’elle est décrite, la voix, le dialogue, pourrait permettre de figurer, c’est-à-dire de rendre didactique l’apprentissage d’une pensée. Ce n’est plus la voix de Dieu puisqu’elle n’est plus créatrice, mais c’est peut-être finalement la voix du maitre, de celui qui veut apprendre ou faire réfléchir. Cette voix, si elle fait voir, ne nous satisfait guère plus. Elle est soumise à une rationalité, elle doit être comprise de tous pour guider ceux qui l’écoutent. Qu’est-ce que serait alors une voix qui tout à l’opposé permettrait de désapprendre, de se perdre. Qu’est-ce que serait une voix qui ne serait plus figurative ? Peut-être une voix elle-même défigurée. Arnaud Maisetti dans son article Artaud, la voix déchue6 qualifie la voix d’Antonin Artaud de « défigurée ». Et décrivant ainsi cette voix si particulière dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, il décrit aussi l’effet qu’elle a sur le spectateur. La voix d’Artaud n’est pas juste stridente, dérangeante, irréelle, elle n’est pas juste défigurée, elle est aussi défigurative. Ici et pour la première fois se présente à nous ce que nous avions nommé en introduction de notre propos : une voix médiatrice, mais aussi comme fin en soi. La voix devient le matériau même de son contenu. La voix n’est plus seulement un moyen, son propos est contenu en elle. La voix cherche le lien entre le mot et la chose. Elle est la destination. Et comme une auto description, Artaud parle de cette nouvelle manière de dire dans Le théâtre et son double, dans son premier manifeste pour un Théâtre de la cruauté :
« Mais avec un sens tout oriental de l’expression ce langage objectif et concret du théâtre sert à coincer, à enserrer des organes. Il court dans la sensibilité. Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, il fait des mots des incantations. Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes. Il pilonne des sons. Il vise à exalter, à engourdir, à charmer, à arrêter la sensibilité. Il dégage le sens d’un lyrisme nouveau du geste, qui, par sa précipitation ou son amplitude dans l’air, finit par dépasser le lyrisme des mots. Il rompt enfin l’assujettissement intellectuel au langage, en donnant le sens d’une intellectualité nouvelle et plus profonde, qui se cache sous les gestes et sous les signes élevés à la dignité d’exorcismes particuliers.»7
Ainsi cette voix romprait avec « l’assujettissement intellectuel ». Ce n’était pas un langage utile créateur de richesses, ce n’est pas non plus un langage médium d’intellect. Et, n’étant plus assujetti à un régime de sens, la fluidité même de ce langage est remise en question alors qu’Heidegger parle d’ébruitement vocal, et Artaud de pilonnement des sons. Il s’agit bien là de découpe millimétrée du langage. En linguistique, la plus petite unité discrète dans la chaîne parlée s’appelle un phonème (du grec φωνήμα, son de voix). Ferdinand de Saussure dans son Cours de Linguistique générale définit ainsi le phonème : « le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires, de l’unité entendue et de l’unité parlée, l’une conditionnant l’autre »8. Et Jacques Derrida dans La voix et le phénomène s’interroge : « Pourquoi le phonème est-il le plus « idéal » des signes ? D’où vient cette complicité entre le son et l’idéalité, ou plutôt entre la voix et l’idéalité ? »9. Déjà cela nous permet de faire le lien entre langage et voix, et presque de mettre de côté la notion de langage. Le langage est composé d’un ensemble de signes, ces signes sont des phonèmes, c’est-à-dire des actions sonores, nous pourrions dire des gestes de voix. Le langage dans sa dimension communicante ne nous intéresse pas dans ce premier temps, seul nous intéresse la voix. Pourquoi donc le phonème est-il le plus « idéal » des signes ? Pour Jacques Derrida :
« Quand je parle, il appartient a l’essence phénoménologique de cette opération que je m’entende dans le temps que je parle. Le signifiant animé par mon souffle et par l’intention de signification est absolument proche de moi. L’acte vivant, l’acte qui donne vie, la Lebendigkeit qui anime le corps du signifiant et le transforme en expression voulant dire, l’âme du langage semble ne pas se séparer d’elle-même, de sa présence à soi. »10
Nous pourrions imaginer que la voix lestée du discours serait comme morte ou inerte, une longue ligne de sons sans volonté, une voix zombie. Pourtant, au lecteur qui s’interrogera sur la possibilité signifiante d’une voix libérée par les contraintes du langage, Derrida parle « d’intention de signification » au sujet du phonème. Dans notre quotidienneté le phonème est articulé comme l’élément d’un tout qui motive cette intention. Et encore, on peut s’interroger sur les réelles intentions qui sous-tendent la prononciation d’un phonème perdu dans une phrase et dont la musique est davantage due à un réflexe, à une cohérence logique, qu’à une réelle intention. Mais indépendamment de la chaine parlée chaque phonème est, ou devrait être, provoqué par une véritable intention. L’enfant étranger au langage sait se faire comprendre de celui qui l’écoute vraiment11. Pour lui le phonème est un jeu, physique, une preuve qu’il est en vie. Et le phonème, l’intention qu’il y met, suffit à exprimer son être. Derrida parle d’acte vivant. D’acte, c’est-à-dire d’action, de volonté. De geste de voix, que l’on retrouve, et nous y reviendrons encore. Pour Artaud toujours « Ce que le souffle volontaire provoque c’est une réapparition spontanée de la vie. »12
Derrida parle du présent d’énonciation : « que je m’entende dans le temps que je parle ». Plus tard dans La voix et le phénomène il théorisera l’auto affection de la voix. Ces deux notions prises dans un contexte théâtral font d’autant plus sens. Le présent c’est le temps de la représentation et c’est comme si l’acteur était son propre auditeur. Plus encore, c’est comme si le phonème avait la capacité d’affecter le phonème suivant. Comme si la réaction en chaine que sont les phonèmes n’était plus due à une construction générale qui serait celle de la phrase, mais plutôt à des dominos bien placés et qui l’un après l’autre mettraient en condition l’énonciateur.
S’interroger sur le phonème et le poser comme point de départ de notre réflexion nous permet de penser le tout petit, le détail. Chacun d’entre nous articule quotidiennement plusieurs centaines de phonèmes sans même s’en rendre compte. Revenir au détail et l’analyser n’induit pas forcément que le tout réponde à cette analyse. Pour donner un exemple, un cri ou une onomatopée est un phonème, il est libéré du langage, mais fait sens. Peut-être sera-t-il suivi d’une phrase tout à fait classique ? Peu importe, isolément, cet éclat de voix a pour nous un intérêt. Travailler sur le détail et sur cette « intention » c’est aussi donner la part belle à ceux dont le travail au plateau est millimétrique. Qui ont pensé et répété l’infime jusqu’au phonème.
Que dire alors de cette voix que nous cherchons ? Que des philosophes nous aident à la penser, à l’appréhender et que ce faisant elle devient par nature un objet abstrait. Un geste de voix et un geste philosophique. C’est peut-être ce qu’elle a de plus intéressant : ce n’est pas un son comme un autre, la voix est un φωνη μετα φαντασιας, elle peut-être appréhendée comme un concept. Parce qu’elle est pensée avant d’être émise là où tout autre son n’est la conséquence que d’un phénomène mécanique. La voix est indistincte, on l’entend comme d’au fond de soi et pourtant elle est à l’extérieur de nous, elle est le résultat d’une très minutieuse volonté et pourtant instinctive, elle est physiquement présente et pourtant insaisissable. Elle est à la fois dedans et dehors.
b) La voix, matrice mécanique.
Tout de suite après avoir défini le phonème, Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale revient sur L’appareil vocal et son fonctionnement (Appendice Principes de la Phonologie, chapitre premier les espèces phonologiques, §2)13. Au risque de le paraphraser il est intéressant de relire la description qu’il fait d’abord très anatomique de l’appareil vocal. À l’aide d’un schéma, il met en avant les trois cavités de résonance de l’air : le larynx, la cavité nasale et la cavité buccale. Puis il distingue les organes actifs et les parties passives composant la bouche. Dans les organes actifs, il compte la langue, les lèvres, la luette (qui peut arrêter le passage de l’air dans la cavité nasale en se relevant), la glotte et les cordes vocales. Dans les parties passives, il nomme les dents et les différentes parties du palais. Puis Ferdinand de Saussure énumère les quatre facteurs de la production de la voix : l’expiration, l’articulation buccale, la vibration du larynx et la résonance nasale. Il précise qu’expiration, articulation buccale et vibration du larynx sont « uniformes » et que l’articulation buccale, elle, « comporte des variétés infinies ».
Ce que nous apprend Ferdinand de Saussure c’est que dans un premier temps la voix, sa résonnance, sa tonalité, est due à un certain nombre de facteurs morphologiques fixes et sur lesquels nous ne pouvons pas agir. Dès la naissance notre voix est donc conditionnée, unique (par la taille des cavités, la forme de la mâchoire, etc.). Chaque enfant quand il naît crie et ce cri pour chaque enfant est différent. Comme si déjà la voix traçait un chemin, la possibilité pour tous d’une unicité. Puis l’usure de cette morphologie fixe témoignera à travers la voix du chemin parcouru. Pour George Banu « l’empreinte acoustique » fait partie des indices biographiques qui définissent l’unicité d’un acteur insoumis14. La mue, l’essoufflement, l’alcool ou la cigarette, l’air respiré, les maladies modifieront durablement la voix, il ne sera pas possible de cacher ces changements, mais les acteurs sauront en faire des outils. Nous évoquions Antonin Artaud, l’écoute de la texture déchirée de sa voix convoque sa vie. Une voix défigurée aux électrochocs. La voix témoigne d’une vie sans que l’auditeur ait besoin d’une quelconque notice biographique.
Mais si la morphologie prédétermine la voix, les organes actifs eux peuvent être convoqués et travaillés. Ce sont des muscles producteurs de son et comme tout muscle, l’entrainement et les exercices permettent des performances athlétiques. On pense aux chanteurs lyriques comme voix bodybuildée, l’acteur de théâtre est majoritairement plus frileux, mais a tout de même ses exercices d’échauffement et de travail de la voix. Ce qui se dessine ici, c’est qu’il y a quelque chose au-delà du phénomène mécanique décrit par Ferdinand de Saussure : l’expiration va provoquer les vibrations des cordes vocales qui vont émettre un son mis en forme par les cavités buccales et nasales et modelé par les muscles de la bouche. Quelque chose qui explique que certains soient capables d’émettre des sons que d’autres n’imaginent pas produire. On pourrait se contenter de l’explication morphologique : par naissance certains sont puissamment membrés, ont une belle voix forte et posée. Notons que depuis le début de ce travail il n’a jamais été question ni de puissance ni de beauté et que ce n’est pas sur ces critères que se base notre recherche. Enfin la voix que nous cherchons ne saurait se contenter de cette explication. Prenons un exemple, Ferdinand de Saussure note qu’il y a « interdépendance de la langue et de la parole ». C’est-à-dire que la langue influence la construction de l’appareil phonatoire. La langue que l’on a apprise, pratiquée, permet d’être plus fin et précis dans la production de cette langue, mais nous ferme la possibilité de prononcer certains sons de langues aux racines très éloignées de la nôtre. C’est bien que la pratique, l’exercice, façonne les sons que l’on peut produire. La voix provoquée par un phénomène mécanique est le résultat d’un travail technique. Le travail va engendrer toute une palette de sons plus ou moins large, plus ou moins commune. D’un geste purement mécanique, la voix devient ainsi un geste technique.
c) La voix, matériau technique
Il convient alors de se demander à quoi ressemblerait concrètement un geste technique au Théâtre. Prenons comme exemple l’indication que donne Klaus Michael Grüber à Ludmila Mickeal durant les répétitions du Bérénice de Racine qui fut joué à la Comédie française en 199615. Il lui aurait dit : « Je veux entendre la plume de Racine écrire Bérénice »16. Il s’agit bien là d’un geste, Grüber n’évoque pas les mots de la pièce Bérénice ni leur sens, mais une écriture, presque une calligraphie. Et, en effet, dès la première écoute, on reconnait dans la voix chuchotée de Ludmila Mikael les légers frottements du grain du papier effleuré par la mine, et dans sa musicalité la danse du poignet sur le papier. Il n’est pas question des mots de Racine qui imposeraient une manière de dire ou de faire comme un monument funèbre. Ce serait plutôt l’idée d’une écriture, son image dansante, son fantôme.
Dans cet exemple un parallèle semble comme se créer entre le geste de voix qui se dessine depuis le début de notre recherche et le geste de l’écrit que Grüber nous suggère. On pourrait penser que le geste de voix est soumis à celui de l’écrit, que le geste de voix ne serait que l’interprétateur du geste d’écrit, qu’il devrait feindre d’être le geste d’écrit. Une fois encore il nous faut essayer de penser différemment, la voix que nous essayons d’imaginer ne saurait se soustraire à un texte pas plus qu’au sens. Et si, plutôt que d’être au plus proche d’un texte déjà écrit, notre voix avait le potentiel créatif, inventeur, de l’écriture. On pense à la fameuse phrase toujours citée de Claude Régy :
« Je crois que l’acteur devrait se sentir dans l’état de celui qui écrit, avant que la phrase soit écrite. Si la parole glisse à la surface du bavardage, elle semble alors inutile et non avenue.
Mais quand l’acteur trouve en lui d’où viennent les mots, on a l’impression de ne jamais les avoir entendus. Ils nous surprennent et nous atteignent dans leur nouveauté. Une langue oubliée »17
Mais qu’il confirme par ailleurs à plusieurs reprises comme dans cet échange avec Arnaud Rykner :
« Quelque chose me fait dire – expérience faite – qu’il faudrait, en toutes choses, trouver le moyen de rester dans le temps de l’acte d’écrire. Pendant que ça s’écrit, c’est avant que ce soit écrit. Avant que ce soit posé sur le papier, c’est encore immatériel. Acteurs et spectateurs, alors, travaillent sur cette langue sans matérialité qui, dans l’écrit même, déchire les caractères d’imprimerie et se joue de l’enfermement. »18
Un texte écrit a un souffle que chaque lecteur silencieux ressent. Là il n’est pas question de lire, mais d’écrire – de reécrire ? Dans cet acte présent de l’écriture, la comédienne fait chanter l’encre comme Jean Genet le décrit: « afin qu’un fil d’acier qui était mort et sans voix enfin chante »19. On repense à l’acte vivant de Derrida . Il s’agirait alors de faire entendre ce qui n’a jamais été entendu, une voix qui ne se plierait plus au texte, mais un geste d’écriture qui se déplierait dans une voix. Certainement que voulant entendre la plume de Racine, Grüber offrait à Ludmila Mickael la proposition d’une interprétation bien plus proche d’elle que de l’idée que l’on pourrait se faire du personnage Bérénice.
Pourtant, quoi de plus corseté que l’alexandrin racinien, quoi de plus construit, de plus figé ? De plus daté peut-être. On a beaucoup reproché à Ludmila Mickael, dans les premières représentations de Bérénice, sa modernité, sa posture et sa diction si peu lyrique. « On n’entend rien ». Et ces reproches étaient adressées à une modernité qui justifierait qu’on parle si doucement, ne laissant pas entendre le grandiose du texte de Racine. Pourtant rien dans la voix de Ludmila Mickael n’est vraiment moderne : elle chante beaucoup plus qu’elle ne parle et reste dans un respect des règles de l’alexandrin. Ludmila Mickael ne lie aucun des mots, presque aucune syllabe. Sa liberté n’est pas à chercher dans le vers, mais dans chacune des douze syllabes qui composent l’alexandrin. Les syllabes ne sont pas des phonèmes, mais le principe est le même, le tout contenu dans l’infime. Pour exemple les fameux vingt-sept « hélas » qui ponctuent la pièce comme un résumé en deux syllabes. « Comme un souffle sur une blessure », disait Grüber20. Douze syllabes, douze gestes de voix, douze gestes techniques, dont la délicatesse n’a d’égale que leur précision. Comme une réappropriation de la « Parole soufflée » que théorisa Derrida à la lecture d’Artaud. Ici la parole n’est plus soufflée c’est-à-dire volée : « entendons dérobée par un commentateur possible qui la reconnaîtrait pour la ranger dans un ordre, ordre de la vérité essentielle ou d’une structure réelle, psychologique ou autre »21 puisque qu’elle est à peine entendue, c’est une parole indistincte. Et elle n’est plus non plus soufflée par le souffleur théâtral, c’est-à-dire par celui qui impose la diction du texte : « entendons du même coup inspirée depuis une autre voix, lisant elle-même un texte plus vieux que le poème de mon corps, que le théâtre de mon geste. »22 Artaud avait en horreur les classiques qui lui volaient son souffle et sa chaire. Ici le souffle est celui de l’actrice qui, nous l’avons vu, crée et ne se laisse rien dicter.
L’année suivant l’écriture de Bérénice, Racine écrit Bajazet, pièce mise en scène « en considérant le théâtre et la peste d’Artaud» par Frank Castorf, treize ans après la Bérénice de Grüber. Le metteur en scène se lance ainsi le défi d’adapter la pièce classique de Racine au regard des écrits d’Antonin Artaud23. Comme chez Grüber la pièce dure 3h30, comme chez Grüber la proposition est radicale, comme chez Grüber l’investissement demandé à l’actrice principale est immense. Les comparaisons s’arrêtent-là. D’un côté Ludmila Mickael, de l’autre Jeanne Balibar, d’un côté le souffle, de l’autre le cri, d’un côté la monotonie d’une voix tenue sur un seul fil toute la pièce, de l’autre l’explosion d’une palette aux multitudes de voix. Mais surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici, un geste de voix fondamentalement différent. D’un même outil, l’alexandrin, les comédiennes vont proposer une utilisation presque contradictoire. Ludmila Mickael, nous l’avons décrit plus haut, découpe l’alexandrin, chaque syllabe est une perle vocale enfilée qui crée une musique tendue. L’alexandrin de Jeanne Balibar est beaucoup plus fluide, elle le prend comme un tout, une longue phrase qui va aller puiser jusqu’au fond de sa respiration. Sans avoir pris le temps de respirer, elle en enchaine un autre et c’est ce souffle coupé, épuisé, qui crée les voix qu’elle nous donne à entendre. L’autoaffection est flagrante, elle n’est plus dans le contrôle, la rythmique même de l’alexandrin va puiser en elle la force de son interprétation.
Le but de cette comparaison n’est évidemment pas d’émettre un jugement de valeur : de savoir laquelle des deux actrices maitrise au mieux le vers racinien ou pire encore la voix artaudienne, comme une caricature de voix saturée que l’on viendrait imiter – Artaud qui craignait de se voir voler son souffle de son vivant n’aimerait pas que ce soit fait par-delà sa mort. Toute actrice (ou acteur) dispose d’outils – texte, timbres de voix, indications de direction d’acteur – mais c’est elle avant tout qui met sa voix au travail. La maîtrise de la technique vocale semble tout aussi importante qu’un timbre de voix relevant d’une mécanique pure comme nous l’avons. Manier sa voix est un art.
Quel est alors le travail du comédien ? De celui ou celle qui va faire art de sa voix ? Dès le début de notre propos, un doute persistait : « étions-nous en quête de voix ou de technique vocale ? » Entendons qu’en fait la voix seule, comme son témoignant d’un vécu, peut être bouleversante, mais que, sur scène, le spectacle naît de voir l’acteur en jeu avec sa voix. La technique seule ou trop apparente cache la voix et la voix seule, si elle n’est animée par un rythme, une musicalité, une virtuosité, semble inerte. Le comédien sculpte l’air, il donne forme à l’invisible. Ainsi par bien des aspects, le travail du comédien ressemble au spectacle que donne à voir le souffleur de verre. Ces hommes qui, férus de technique, semblent toujours si incertains, si inquiets comme s’ils maniaient le verre pour la première fois, comme s’ils marchaient sur le fil du funambule de Genet. Leur souffle crée des formes que le corps accompagne, la précision du geste impressionne par sa netteté. C’est le visage transpirant que l’acteur comme le souffleur finit son oeuvre sans que le spectateur ait vraiment compris ce qui était en train de se passer, de se former devant lui. Qu’est-ce que l’objet final, le vase ou l’assiette, comparé à la technicité nécessitée pour sa création. La dimension technique du geste vocal est semblable à celui d’un artisan. L’acteur qui exerce sa voix en scène sait ce qu’il fait.
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Ryoko Sekiguchi, La voix sombre, Paris, P.O.L, 2015, p. 11.
« La voix trouble la temporalité parce qu’elle est condamnée à rester au présent pour toujours. La voix réelle bien sûr, mais aussi la voix enregistrée, qui, chaque fois qu’elle surgit, se produit inévitablement au présent. Il ne saurait en être autrement. » ↩ -
On pense à titre d’exemple humoriste à la parole de Carmelo Bene retranscrite par Gilles Deuleuze dans son Manifeste de Moins :
« Les Théâtres français sont des musées du quotidien, une répétition déconcertante et ennuyeuse, parce que, au nom d’une langue parlée et écrite, on va le soir voir et entendre ce que le jour on a entendu et vu. Théâtralement entre Marivaux et le chef de gare de Paris, il n’y a vraiment aucune différence, sinon qu’à l’Odéon on ne peut pas prendre le train. »
Carmelo Bene, Gilles Deleuze, « Un manifeste de moins » in Superpositions, Paris, Editions de Minuit, 1979. ↩ -
Jacques Derrida, « La parole soufflée » in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 2014, p. 263.
« La générosité de l’inspiration, l’irruption positive d’une parole dont je ne sais pas d’où elle vient, dont je sais, si je suis Antonin Artaud, que je ne sais pas d’où elle vient et qui la parle, cette fécondité de l’autre souffle est l’impouvoir : non pas l’absence mais l’irresponsabilité radicale de la parole, l’irresponsabilité comme puissance et origine de la parole » ↩ -
Martin Heidegger, Etre et temps, Trad. Emmanuel Martineau, Ed. Numérique Hors-commerce, 1985, p. 45-46. ↩
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Platon, Phèdre, Trad. Mario Meunier, Ed. Wikisource, 1922. ↩
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Arnaud Maïsetti « Artaud, la voix déchue » in Incertains regards. Cahiers dramaturgiques, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014, p. 63-75. ↩
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Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 95-107. ↩
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Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Paris, Payot, 1931, p. 65. ↩
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Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 2003, p. 92. ↩
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Id. ↩
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« A Rome l’Infantia s’oppose à la pueritia comme la communication non-verbale fait face au langage acquis après qu’il a été maîtrisé et que son après-coup a projeté à l’ensemble du corps qu’il dresse, nettoie, identifie, une espèce de signification.
L’art n’appartient jamais au langage acquis.
L’art est non sémantique.
Il n’est jamais puéril. Il est toujours infantile »
Pascal Quignard, Sur le jadis, Paris, Grasset, 2002, p. 75. ↩ -
Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 143. ↩
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Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, Paris, Payot, 1931, p. 65. ↩
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Georges Banu, « L’acteur Insoumis » in Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, 2012, pp. 22-23. ↩
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Berenice de Jean Racine, msc. Klaus-Michaël Grüber, salle Richelieu, Comédie Française, 1986. ↩
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Anecdote entre autre partagée par André Wilms et George Banu dans « Les grands entretiens de l’Ina » d’André Wilms
George Banu, Grands entretiens, mémoire du théâtre, André Wilms, Part 2. Chap 7. « Rencontre avec Heiner Müller », INA, 2012, 00:03:40. + [URL : https://entretiens.ina.fr/en-scenes/Wilms/andre-wilms/sommaire] (consulté en Mai 2020) ↩ -
Claude Régy, Écrits 1991-2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 35. ↩
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Claude Régy, «Les états latents du réel» in Le Corps, le Sens (dir. Jean-Luc Nancy, Françoise Héritier), Paris, Seuil,2007,p. 170. ↩
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Jean Genet, Le funambule, Paris, Gallimard, 2010, p. 11. ↩
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Georges Banu, Mark Blezinger, Klaus Michael Grüber : Il faut que le théâtre passe à travers les larmes, Paris, Éd. du Regard, 1993. ↩
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Jacques Derrida, « La parole soufflée » in L’écriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, p. 261-262. ↩
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Id. ↩
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Bajazet – en considérant « le théâtre et la peste » d’après Jean Racine et Antonin Artaud , msc. Frank Castorf, salle Charles Apothéloz, Théâtre Vidy-Lausanne, Nov 2019. ↩