Matéo Mavromatis

Doctorant Arts et Esthétiques de la scène Aix Marseille Université

3.1 La voix agissante

Cet article est un extrait de mon mémoire de Master : "L’acteur de la Voix, de la vibration au mouvement".

Document PDF : MEMOIRE_MAVROMATIS


Nous avons ainsi établi un corpus où, comme nous le souhaitions en introduction de notre étude, la voix est plus qu’un médium, elle est un sujet. Pour ces quatre acteurs, dans ces quatre spectacles, la voix existe au-delà de la parole. Quel devient alors le rôle de la voix ? Quelles sont ses possibilités libérées de l’emprise du sens à tout prix ?
Dans Espaces perdus, le premier des livres de Claude Régy, le metteur en scène cite un extrait de ce texte de Paul Auster qui parle du mouvement :

« Considérer le mouvement non comme une simple fonction du corps, mais comme un développement de la pensée. De même, considérer la parole non comme un développement de la pensée, mais comme une fonction du corps. Des sons se détachent de la voix, entrent dans l’air, encerclent, assaillent, pénètrent le corps qui occupe cet espace. Quoiqu’invisibles, ces sons forment un geste aussi bien que la main quand elle traverse l’air à la rencontre d’une autre main, et dans ce geste on peut lire l’alphabet entier du désir, le besoin du corps d’être arraché à soi, alors même qu’il demeure dans la sphère de son propre mouvement. 
À première vue, ce mouvement paraît dû au hasard. Mais ce hasard n’exclut pas le sens. Ou, si le mot sens ne convient pas, disons la trace ou l’impression persistante que laisse ce qui se passe tout en changeant sans cesse. Décrire ce mouvement dans tous ses détails n’est certainement pas impossible, mais il faudrait tant de mots, de flots de syllabes, de phrases, de subordonnées, que les paroles se laisseraient invariablement distancer par l’action, et longtemps après que tout mouvement aurait cessé, que les témoins se seraient dispersés, la voie qui décrit le mouvement parlerait toujours, seule, entendue de personne, se perdant dans l’obscurité et le silence de ces quatre murs. Pourtant quelque chose se passe, et malgré moi je veux être dans l’espace de cet instant, de ces instants, et dire quelque chose, même si cela doit être oublié, quelque chose qui fera partie du voyage pour autant qu’il pourra durer. …»1

Si l’on en revient à notre définition première de la voix, celle que nous avons élaborée à la lecture des textes techniques et théoriques de De Saussure, la voix met en vibration l’air, pour produire du son. La lecture philosophique d’Artaud, elle, nous intimait de pousser la voix, d’en utiliser ses vibrations et ses qualités2. Dans cette dernière partie, posons donc l’hypothèse que si on la pousse au-delà de ses fonctions, si l’on fait de la forme le fond, alors la voix a la capacité de mettre en vibration, de mettre en mouvement bien plus que de l’air. Un geste vocal.
Augmentée par cette nouvelle définition, la voix devient agissante. Nous nous proposons donc dans un premier temps de nous soumettre à l’écoute des voix de notre corpus et de tenter de percevoir ce qu’elles mettent en mouvement. Cette analyse saura ensuite s’élargir pour trouver les mots, les concepts, qui pourraient décrire ou définir, plus que des sons, les mouvements impulsés par ces voix. Dans un second temps et à partir de l’expérience vive de ces voix, nous proposerons de généraliser en un propos plus théorique les potentiels d’une voix sans paroles.

a) La voix de Yann Boudaud dans Rêve et folie, le passage du spectateur acteur.

Le théâtre a ceci de révoltant qu’il est éphémère. On rentre dans le monde du théâtre comme dans la vie avec un manque, le trou béant de ce qui a été joué avant soi et qu’on ne vivra jamais. Il ne serait pas faux alors de dire que l’expérience du spectacle Rêve et Folie comme seule trace du théâtre de Claude Régy – expérience incertaine, expérience naïve, expérience incomplète – donne une teinte particulière à l’appréhension de l’oeuvre du metteur en scène, une sorte de rétroéclairage. Tout ce qu’a dit ou écrit Claude Régy vu par le seul prisme de ce spectacle. Découverte par la fin et l’envie irrésistible de remonter le fil, de comprendre comment on en est arrivé là. Il nous faut donc commencer par décrire cette expérience du spectacle Rêve et Folie puisqu’elle est à l’origine de la conception et de l’écriture de ce mémoire, du choix de son sujet, de son corpus. Claude Régy n’est pas la finalité de cette recherche, il en est le commencement. C’est lui qui a révélé certains des acteurs et actrices dont nous allons parler ici, c’est son travail sur la voix qui nous a laissés entrevoir un autre usage de cet outil.
Jeudi 12 octobre 2017, au théâtre de la Minoterie à Marseille, se joue Rêve et Folie, un texte de Georg Trakl, interprété par Yann Boudaud. Il est 20h et le hall du théâtre est plein, les gens attendent, silencieusement. On entre toujours en silence. Il fait noir, on se guide à la lumière d’une lampe de poche. La scène est avancée et surélevée, grotte en matière grise, en ellipse. On attend, il ne se passe rien sur scène, la salle reste plongée dans l’ombre. Finalement, la lumière baisse plus encore. Le spectacle commence. Longtemps encore il ne se passe rien, puis, comme une ombre lumineuse, quelque chose apparait, fend l’espace sombre. Très lentement, la forme s’avance. On ne distingue pas tout de suite un corps. La lumière joue avec notre perception, d’abord un visage, presque masqué de lumière verte, une jambe, un bras. Le corps n’avance pas en avant-scène, il glisse, danse, se meut si lentement que peut-être ne le voit-on pas bouger. Pourtant il se retrouve là, en bord de scène, à la lisière. Et puis il y a cette voix, ce premier cri de Yann Boudaud. Comme si la langue venait d’être inventée, un langage primitif. « Il m'arrive très souvent de dire aux acteurs — encore à Yann Boudaud pour La Barque le soir — d'essayer de s'imaginer que la langue n'a pas été encore inventée, que la langue n'existe pas. Donc d'inventer comment commencer à parler.»3 C’est d’abord une syllabe avant d’être un mot, puis quelques sons. Le cri se meut en chant, toujours rauque, puissant, plaintif, éraillé. L’acteur a bougé, ses jambes sont pliées en arc de cercle. On dirait un faune, avec ses jambes de bouc. Les lumières collent à la peau. Tout se dessine avec une fluidité et une précision fascinante, tout coule. Yann Boudaud s’efface. Éclair blanc, applaudissements, fin. Alors, que s’est-il passé ? Une expérience physique, à n’en pas douter. Les vibrations de la voix se répercutent en tremblements dans l’oreille et dans tout le corps du spectateur. Le corps est lourd sur la chaise, s’enfonce, mais très vite est dépossédé. Le théâtre n’est plus physique, mais psychique. Il y a une confrontation intérieure entre des mots qui cognent à des images, des souvenirs. Ce n’est plus une intellectualisation de ce qui a eu lieu sur scène. Les images sont déjà en soi et le texte et la voix et le corps de l’acteur vont, comme de l’acuponcture, chercher, cibler un endroit qui évoque à chacun un souvenir différent. Rien n’est montré, mais tout est vu, éprouvé. Par moment, un retour à soi et la surprise de découvrir son corps diffèrent de celui que l’on a quitté, tendu, ou la bouche ouverte, tordue. La fatigue et la légèreté prédominent cette avancée dans la nuit. Comme flottant, résonnent encore quelques mots, quelques cris, quelques images. Celles du chat étranglé.
Ce spectacle Rêve et Folie met la lumière sur une forme de contradiction possible entre deux réceptions d’un travail théâtral et sur la relation que ce travail entretient avec son spectateur. La première plus classique est une réception « active » d’un spectacle. On fait appel aux connaissances du spectateur, culturel le plus souvent. On tente de le faire réagir. La deuxième, celle que nous amène à découvrir ce spectacle est une réception plus « sensorielle ». Les connaissances ne sont plus théoriques, mais éprouvées. C’est, quelque part, une réception nettement plus passive puisqu’il faut se laisser transporter et, ce faisant, plus physique, sensible, multiple. La seconde représentation ne permet plus une description de l’objet spectacle qui passe trop vite, sans emprise sur le réel, on se souvient vaguement de forme, de quelques mots. La description est possible après-coup, plus du spectacle, mais comme d’une sensation qui persiste. Une modification de l’individu. Le mot de « modification » est fort, mais en tout cas la sensation que quelque chose a bougé. On ne saurait vraiment dire quoi, mais déjà on note cette notion de mouvement qui nous intéresse. Tentons en quelques pages de mettre des mots sur cette sensation qu’est le spectacle Rêve et Folie. Pour ce faire, revenons brièvement sur le type d’expérience que propose Régy à ceux qui assistent à ses « spectacles ». Déjà la formulation est maladroite et Claude Régy exige un autre statut pour son travail. Il l’écrit :

« Je ressens, je crois, avec beaucoup de force, le désir d’un théâtre qui n’en serait plus un, en ce qu’il serait le lieu de toutes les présences, le lieu des choses elles-mêmes. Faire de ces espaces clos, illimités, qui par chance nous restent encore : les théâtres, des lieux du laisser être, renonçant à toute forme de hiérarchie entre pensées, corps, objet, texte, voix. Tout est appelé à se maintenir en soi-même, à devenir ce qu’il est : une chose. Ne plus percevoir le monde dans ses manifestations, c'est-à-dire depuis l’utopie d’un point idéal, qui organise toute chose, mais recevoir toute chose en elle-même, pour elle-même, à partir de là où l’on se tient par nécessité : soi-même. C’est là, placé au centre de soi-même que tout objet, tout espace, toute pensée, tout corps, tout être nous devient, non pas simplement proche, mais nous-mêmes.
Présence immédiate aux choses placées dans le présent. On n’a pas à les chercher puisque l’on baigne tous dans la même présence, si forte dans sa simplicité qu’elle en est inaperçue. »4

Ainsi met-il en garde ceux qui chercheraient quelque chose trop activement. Il ne faut pas vouloir interpréter, recroiser les éléments, trouver un sens ou un but ou une utilité « mais recevoir toute chose en elle-même, pour elle-même ». Claude Régy fait ainsi le lien entre le tout et le soi : en abaissant toute notion de hiérarchie entre les éléments du spectacle il permet à chaque individu, chaque « soi même » de trouver une place dans le processus de la représentation. Le soi n’advient pas part une confrontation aux autres, mais dans le fait de faire partie d’un tout5. Il y a passage d’un individu à un collectif. La mise en scène, modeste, n’écrase pas le public. Toujours les spectateurs sont plus nombreux que les acteurs, mais la mise en scène peut être plus ou moins cloisonnante, pour contenir les foules. Ici la scène est surélevée pour être à la hauteur des sièges, le décor est ouvert et arrondi. La lisière est très forte dans ce spectacle, mais n’induit pas une frontalité. Elle est plutôt comme une ligne découpant un cercle en deux parts égales, d’un côté les vivants de l’autre les morts et les non nés. Nous avons déjà longuement parlé de l’adresse qui n’est pas au spectateur, la voix emplit l’espace, résonne dans ce dôme. C’est un jeu de présence, celle collective des corps muets assis se frotte à celle gazeuse de la voix qui flotte. L’acteur, aussi seul et central soit il n’est qu’un catalyseur :

« J’essaie toujours de faire que l’acteur ne prenne pas à son compte l’« activité », comme le nom d’«acteur » semblerait devoir l’y pousser. Je dis souvent que je préfèrerais qu’on parle de « passeurs », de gens qui font passer la substance de l’écriture dans le mental des spectateurs. ».6

Étymologiquement, ce n’est donc plus un spectacle – du latin specio : voir, peut-être encore du théâtre – du grec theasthai, non pas dans le sens de « voir », mais d’« être témoins ».

« Certains ont eu des lieux de méditation, des mythes, comme formes et espaces de recueillement. Nous pouvons peut-être avoir des lieux de théâtre. Des lieux où même si les quêtes aujourd’hui paraissent absurdes, vides, parce qu’on a perdu l’origine des mondes, on entend toujours un appel, sans savoir d’où. ».7

Beaucoup se sont plaints quand Régy a commencé à instaurer l’entrée en silence, parfois dans la rue, devant le théâtre. Certains ont trouvé la démarche liberticide, c’est peut-être le cas. Mais peut-être est-ce d’office un message très clair. Vous êtes les acteurs et les participants de ce spectacle, il vous faut vous préparer comme le font les acteurs avant d’entrer en scène. Comme l’intimerait Genet au Funambule : « veille de mourir avant que d'apparaître, et qu'un mort danse sur le fil »8. Ce qui doit mourir, c’est l’individu social, celui qui existe par sa différence. Peut-être est-ce une erreur d’avoir trop souvent voulu, au théâtre, renvoyer les spectateurs à ce qu’ils sont : les faire participer pour les éveiller sur leurs conditions. Régy semble ici adopter le processus inverse : endormir les participants pour faire advenir du commun, de l’égalité, face à des problématiques existentielles9. En demandant le silence, Claude Régy n’ôte pas leur voix aux participants, il donne à d’autres de leur voix la possibilité de s’exprimer : des voix intérieures, des voix muettes de sens, des voix agissantes.
Claude Régy affirme un certain mysticisme, une spiritualité de son propos. Pour lui cela passe par des procédés techniques, qui nous rapprochent encore de la forme rituelle : la solitude, le vide, et le silence10. Il semble penser que le théâtre a la capacité de lier ou d’atteindre quelque chose de plus grand, de plus intemporel. Le but et le sujet se doivent d’être d’ordre supérieur : une problématique anthropologique. Régy s’est toujours battu pour que l’on n’interprète pas son rapport intime à la mort comme une conséquence de sa vieillesse, mais comme l’acte premier de son théâtre, comme le fondement de toute démarche artistique11. Il a une fascination pour cet état de la mort, sur ce qu’elle produit sur l’individu. Passage d’un état à un autre, communion funéraire, retour à la terre, au silence. De par son processus scénique, Claude Régy inscrit son théâtre dans la lignée des rites, il se détache de l’occidentalisme et ouvre sont propos sur le monde en cela on peut rapprocher sa démarche de celle d’Arthaud dans Le théâtre et son double :

« Les images et les mouvements employés ne seront pas là seulement pour le plaisir extérieur des yeux ou de l’oreille, mais pour celui plus secret et plus profitable de l’esprit.
Ainsi l’espace théâtral sera utilisé non seulement dans ses dimensions et dans son volume, mais, si l’on peut dire, dans ses dessous.
Le chevauchement des images et des mouvements aboutira, par des collusions d’objets, de silences, de cris et de rythmes, à la création d’un véritable langage physique à base de signes et non plus de mots.
Car il faut entendre que, dans cette quantité de mouvements et d’images pris dans un temps donné, nous faisons intervenir aussi bien le silence et le rythme, qu’une certaine vibration et une certaine agitation matérielle, composée d’objets et de gestes réellement faits et réellement utilisés. Et l’on peut dire que l’esprit des plus antiques hiéroglyphes présidera à la création de ce langage théâtral pur. »12

Certainement qu’il y aurait eu peu de ressemblances
formelles entre ces deux metteurs en scène – Régy parle très peu d’Artaud – mais sur le fond la lecture des deux hommes se recroise et résonne souvent des mêmes idées et parfois des mêmes mots. Si le rite veut disjoncter l’individu pour le reconnecter à une histoire de l’humanité alors cela peut expliquer que l’énonciation régienne soit excessive, poussée à son paroxysme, pour amener le public dans un endroit inconfortable, surtout pas quotidien, définitivement extrême. Le rite n’admet que des participants.

« En finir avec l’idée que nous sommes des fabricants de représentation, des fabricants de spectacles pour une salle de voyeur qui regarderaient un objet fini, un objet terminé considéré comme « beau » et proposé à leur admiration. »13

Passage de la scène à l’imaginaire14. La voix de Yann Boudaud n’est pas plus celle de Dieu que celle de la Mort, que celle d’un immortel pour toujours à la lisière de la vie, éclairant ceux qui l’écoutent sur ce qu’ils ignorent. Par contre, par un effet de mise en scène, et par la participation active du spectateur au rituel théâtral, la voix de Yann Boudaud arrive à nous faire croire qu’elle est immortelle, parce qu’elle en porte le masque. Cette voix est crédible dans ce rôle-là. Il était essentiel de revenir sur ce que cherchait Claude Régy à travers son théâtre, sur le potentiel créateur de ce théâtre, pour montrer que Yann Boudaud et sa voix sont constitutifs de ce travail. Claude Régy a choisi Yann Boudaud, il a choisi cet acteur, cette voix pour signer la fin de son travail. Ce dernier rituel dans la tête des spectateurs ne pourra être induit que par la voix de Yann Boudaud, c’est-à-dire une voix qui convoque chez le spectateur un sentiment d’illimité.
Dans la seconde expérience du spectacle Rêve et Folie prédomine un sentiment de fluidité, qui vient comme accélérer notre réception du spectacle. On parle beaucoup de lenteur au sujet de ce travail, mais le flux d’images, de sensations, de souvenirs et d’émotions est soutenu et continu. Notre perception du temps est troublée. Yann Boudaud ne fait rien de perceptible : on ne voit pas un mouvement, on n’entend pas un mot. Il s’efface. Et pourtant il bouge continuellement, il émet des sons sans cesse. Il grave nos esprits. Le poème de Trakl fait six pages, la performance de Boudaud dure 1 heure. 1527 mots, 60 minutes, 25 mots par minute, ce qui laisse trois secondes pour prononcer le mot « mort » et pour incliner légèrement le poignet. C’est énorme, infini, on perd toute notion de temps. C’est un moment suspendu. Un passage ce n’est pas seulement passer d’un point à un autre, c’est aussi ce moment de suspension qui n’est ni l’un ni l’autre. Qui n’est ni la vie ni la mort : qui est immortel. Yann Boudaud porte dans sa voix le potentiel pour faire ressentir au spectateur cette notion de passage essentiel au spectacle Rêve et Folie.
Il nous faut revenir encore une fois sur le travail de Yannick Butel qui dans le numéro d’octobre/décembre 2019 de Théâtre public consacré au travail de Claude Régy, signe un article « L’acteur de salle… jouer le jeu… après coup »15. Dans ces quelques pages, il revient sur son expérience et se demande comment le contact des spectacles de Claude Régy l’ont poussé à se constituer acteur de la salle. Sur le moment, sur le temps de la représentation, nous ne sommes acteurs du spectacle, nous participons au rite. Nous ne pouvons nous payer le luxe d’un regard extérieur sur ce qui se joue qu’après coup, spectateur de nous-mêmes, des transformations, des mouvements, que l’œuvre a effectué en notre intérieur.
Qu’est-ce qui nous anime une fois le spectacle fini ? Quel mouvement ce spectacle impulse-t-il ? Les notions de fin et d’après-coup sont extrêmement liées : sans fin il n’y a pas d’après-coup. Définitivement il est question de passage dans ce spectacle. Entre la veille et le sommeil, entre la vie et la mort16, entre individualité et communauté, entre paroles couchées et paroles vertébrées, entre activité et passivité, entre spectateur et acteur de la salle. Le théâtre de Claude Régy, la voix de Yann Boudaud nous transforment, nous fait passer d’un état à un autre. Si ce mouvement de passage apparaît clairement à la lecture des textes du metteur en scène, il était déjà ressenti et physiquement présent sur scène.
Yann Boudaud nous donne sur scène la possibilité d’être nous aussi acteurs de l’expérience Régienne. C’est assez dur de l’entendre parler de Claude Régy hors scène parce que les mots se substituent mal à la sensation, celle de connaitre aussi bien que lui celui que nous ne connaissons pas, de le transporter avec nous. Parce que les mots se substituent mal à l’expérience. C’est certainement la raison pour laquelle ce spectacle a amené à des critiques infinies, parce qu’écrivant sa mort lui-même Régy est passé de sa fin à l’après-coup des spectateurs. L’Après-coup est infini, il nous accompagne quotidiennement. Ce n’est pourtant pas figé et on garde du spectacle – peut-être pour certains de l’homme – son énergie, la poudre explosive, son mouvement, la conviction qu’il y avait dans ce spectacle un certain nombre de clés, mais qui ne serait pas à chercher, qui auraient été inscrites en nous par la participation au rite théâtral.
S’il y a bien dans l’expérience de la voix de Yann Boudaud un certain nombre de réponses, elles le sont aux questions posées par nul autre que cette même voix. C’est Yann Boudaud, sa voix et notre perception de cette voix qui ont construit cette sensation, qui ont créé en nous cette disposition. Cette notion de passage semble ainsi essentielle et elle est provoquée entre autres par la voix. Voilà que cherchant un autre usage à la voix nous retrouvons une utilité d’apparence similaire, celle de passeur. Mais là où la voix accompagne, véhicule généralement le message, ici elle est constitutive du rite théâtral. Cette voix ne fait rien passer, elle est le passage. C’est elle qui commet l’action. La voix est le rite.

b) La voix de Jean-Quentin Châtelain, l’anti-machine.

Tentons une autre écoute, une autre approche de la voix de Jean-Quentin Châtelain. Là où précédemment nous partions de la sensation générale procurée par un spectacle, proposons une écoute plus détaillée pour essayer de percevoir les mouvements mis en jeu par la voix de cet acteur. Si l’on devait qualifier la voix de Jean-Quentin Châtelain dans Une saison en enfer nous dirions qu’elle est chantante, mais résolument parlée, grave de tremblements, mais s’échappant vers des aigus fragiles, monotone et musicale. Chantante, musicale, grave, aiguë … il y a quelque chose de la mélodie chez Châtelain – une chose que l’on reproche généralement aux acteurs parce que jugé comme faux. Essayons donc, dans un exercice incertain et incomplet, de décrire cette musique. Prenons l’ouverture du spectacle dans sa captation réalisée par Sébastien Tézé17 et notons quelques points reconnaissables :
« Jadis », commence Jean-Quentin Châtelain, premier mot d’Une saison en enfer. Mais il ne continue pas. Le mot est sorti des profondeurs pour y retourner immédiatement. C’est un murmure. On est suspendu, lui seul saura quand reprendre. « Si je me souviens bien ». Une fois encore la voix monte – sur le « Si » –, et redescend pour la suite. Silence. Châtelain, dès ses premiers mots, semble imposer un mètre étalon. Si on prend pour référence ce « Jadis » et le silence qui le suit (8 secondes au total), il impose un tempo lent, fragile, profond : les deux fragments suivants « Si je me souviens bien » et « Ma vie était un festin », durent tous deux le même temps. Puis, un silence à lui seul, 8 secondes. Il nous apparaît alors que chaque mot n’a pas la même valeur de temps : « ô sorcière » dure autant que « j’en ai trop pris : -mais, cher Satan, je vous en conjure ». Châtelain déplit les sons ou au contraire les lie pour les faire chanter.
On peut distinguer deux types de vides imposés par Châtelain : Le temps qui est un long blanc, un oscillogramme plat, silencieux. Ce n’est pas une absence de présence, mais une tension continue. L’attention ne retombe pas, elle flotte, et nous restons dans cet état d’écoute du vide aussi longtemps qu’il le faut. Et la syncope, plus brève. Châtelain se sert de ces silences pour relancer le texte, lui donner de l’impulsion. Ces rebonds découpent le flux en courts moments de voix. Rarement plus de cinq mots sont enchaînés sans une pause de ce type. Elles créent aussi l’effet de longue litanie, de répétition. Elles sont utilisées au milieu des phrases. Les mots sont en suspens, on sait que quelque chose va arriver. On pourrait envisager ces silences comme les marqueurs classiques d’une ponctuation pourtant, dès les premières lignes, « Où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. » ne marque pas de pause à la virgule alors que « Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. » marque un temps après « assis ». Bref, Jean-Quentin Châtelain crée sa propre musique. Des rimes apparaissent au contact de ces silences. Par exemple, Châtelain marque une pause après chaque [e] : « J’ai songé à rechercher la clef du festin ancien » devient « J'ai songé / À rechercher / La clef / Du festin ancien » . Il crée son propre rythme par sonorité.
On n’entend aucune respiration avant le « Jadis » et elle reste très discrète par la suite. C’est une respiration bouche ouverte, l’air rentre et ressort chargé de sons. Châtelain ne fait pas une attaque classique en début de phrase – inspiré, bloqué, expulsé –, l’air va et vient. Il faut attendre ‘’Ô sorcière’’ pour entendre l’air s’engouffrer dans une grotte froide et se changer en ‘’Ô’’ grave et chaud. Une respiration n’est pas forcement synonyme de silence. Souvent, Châtelain laisse des temps, mais ne respire pas. L’air est en suspend, retenu. Il n’y a pas de relâchements et, quand il reprend, il n’y a aucune tension non plus. Le fragment semble dit comme tous les autres dans la continuité du souffle et n’a pas la virginité de l’air frais. À l’inverse, il lui arrive de respirer sans pause, dans la continuité du flux du fragment.
Châtelain appuie certaines syllabes particulièrement le son [ε] : ‘’amère’’, ‘’haine’’, allant jusqu’à transformer certains [e] en [ε] comme ‘’m’étouffer’’. Plus généralement, les sons sont ouverts. La tête relevée, Châtelain tend son cou et ses cordes vocales, sa bouche est grande ouverte. Ces sons ouverts semblent interrogatifs, questionnant le texte.
Voilà comment nous pourrions décrire maladroitement la musicalité de l’ouverture d’Une saison en enfer par Jean-Quentin Châtelain. Pourtant, si nous écoutons maintenant un enregistrement de cette même pièce par le même comédien travaillée avec le même metteur en scène, mais au marché de la poésie en Juin 2019 il apparait que notre description ne correspond plus : « Jadis » n’est pas murmuré, il est dit à pleine voix et il faudra attendre 12 secondes pour qu’il reprenne. « Si je me souviens bien » ne marque pas du tout le « Si » et est dit d’une traite avec un effet de vibrato sur le « bien » dont n’avait jamais usé Châtelain dans l’autre version. « Ma vie » devient un fragment seul et très appuyé de trois secondes alors que le « Ô sorcière » que nous avions noté pour sa longueur devient bref et il ne respire pas particulièrement bruyamment. On retrouve les longs blancs et les syncopes plus courtes, mais utilisées à d’autres endroits. Notre exemple très marqué de pause après chaque [e] dans « J’ai songé à rechercher la clef du festin ancien » ne s’entend presque plus. Et à Toulon en octobre 2019 cette ouverture est encore différente, Jean-Quentin Châtelain commence « Jadis ma vie était un festin » suivi d’une longue pause « si je me souviens bien ». Il apparaît alors que notre tentative de décrire la mélodie d’une voix est totalement vaine voir idiote, surtout concernant la musique de Jean-Quentin Châtelain. Ce n’est pas seulement une question de seconde comme nous l’indiquions pour imager notre propos. Ce n’est pas non plus seulement la dimension unique du spectacle vivant qui induit naturellement l’impossibilité d’une similarité. Non, là tout change de la mélodie à l’intention – Jean-Quentin Châtelain est beaucoup plus violent presque « en colère » dans sa diction au marché de la poésie alors qu’il est beaucoup plus doux, plus « invocateur » dans l’enregistrement du DVD, à Toulon il était plus rapide, presque bringuebalé par le texte. Il réinvente littéralement chaque soir, tisse différemment le son. Châtelain compare son travail à celui d’un musicien de jazz. Une fois le morceau maîtrisé, il peut improviser. Ces variations ne sont pas préméditées, elles sont l’expression d’un instant, le danger de se perdre, la fascination face à la nouveauté en création, le plaisir de retrouver le chemin. Et pourtant Jean-Quentin Châtelain a une identité propre, un « arrière pays » très marqué et une précision extrême. Personne n’imagine en l’écoutant, en constatant la justesse et la profondeur de chaque note, que c’est la première fois qu’elles sont émises ainsi.
Le 27 janvier 2012 dans l’émission de Laure Adler Studio Théâtre, un metteur scène, David Lescot vient présenter sa dernière création et Jean-Quentin Châtelain est là pour faire la promotion Lettre au père de Franz Kafka. C’est une émission très courte de 40 minutes où un moment a déjà été consacré au spectacle de Pippo Delbono. Chacun dispose d’une dizaine de minutes, l’un après l’autre, c’est un pur exercice de promotion, pas du tout un espace de débat. Pourtant, alors que David Lescot parle de sa pièce Jean-Quentin Châtelain le coupe18 :

« David Lescot : […] Il faut que le théâtre attire le monde à lui, mais c’est pas la peine d’essayer d’agrandir le mur il faut faire rentrer le monde à l’intérieur des limites du théâtre / qui sont petites, le théâtre c’est un espace restreint… le temps…
Jean-Quentin Châtelain : C’est impossible de faire rentrer un chameau dans le chat d’une aiguille.
David Lescot : Si c’est un peu ça oui, le temps est compté, / l’espace est limité
Jean-Quentin Châtelain : Ah bah je suis pas d’accord avec vous
Laure Adler : Pourquoi ?
Jean-Quentin Châtelain : Parce qu’il faut jamais forcer les acteurs, jamais forcer, jamais forcer, jamais pousser. C’est une phrase de Beckett : « jamais forcer, jamais forcer, c’est fatal »19
Laure Adler : Ah, mais moi j’ai pas eu l’impression en tant que spectatrice que David / forçait les acteurs.
Jean-Quentin Châtelain : J’ai pas vu le spectacle, mais…
David Lescot : Je crois pas que je les ai forcés, je disais pousser la machine / pour que…
Laure Adler : Brûler, brûler pas forcer.
Jean-Quentin Châtelain : Mais vous considérez les acteurs comme une machine ?!
David Lescot : Non/, non non, pas du tout.
Laure Adler : Non, Pousser la machine du théâtre jusqu’au bout.
Jean-Quentin Châtelain : Je ne suis pas une machine moi.
David Lescot : Je sais, je sais, rassurez-vous Jean-Quentin.
Laure Adler : On va écouter /
Jean-Quentin Châtelain : Je suis pas d’accord avec vous.
Laure Adler : Eh bah on va continuer à en parler en écoutant The Kills - Baby Says et après on continuera à parler de ces trois spectacles… »

Cette très courte altercation certainement due à un malentendu, en plus d’offrir un moment vrai dans un entretien promotionnel, permet à Jean-Quentin Châtelain de se définir lui-même. Par deux fois, d’abord avec dégoût et mépris : « Mais vous considérez les acteurs comme une machine ?! » Ensuite comme une affirmation ferme : « Je ne suis pas une machine moi ». Et c’est exactement ça, il est pas-une-machine. C’est-à-dire pas seulement un comédien vivant – de nombreux comédiens ne sont pas des machines et pourtant trouvent une satisfaction du détail dans la répétition – mais bien le contraire d’une machine, une anti-machine. Aucune préméditation, aucune programmation, aucune répétition, aucune production de donnée, la voix de Jean-Quentin Châtelain est un moment de pure création organique20.
Quand Châtelain – disons-le – chante, il nous parle à un autre endroit, plus sensible, plus enfoui. Il se décrit comme un conteur, la forme de récit la plus primitive. Les textes qu’il choisit parlent à notre humanité. Plus encore, sa voix, dans ses rugissements comme dans ses gémissements, ne s’adresse pas à l’Homme urbanisé, à l’Homme machine, il réveille l’Homme du sensible.
L’accent, le phrasé, empêchent de comprendre, de discerner ce qui est dit. Le rythme n’est dans aucun mot séparément, ce procédé détruit la structure de la langue (qui est toujours un système). L’anti-machine se dresse dans une société urbanisée et à son contact le monde se transforme. L’anti-machine n’est pas juste en décalage avec son époque il est en lutte constante contre elle. Une lutte épuisante, perdue d’avance, mais constitutive : l’anti-machine est contre – on pense à la description de Régy faite par Dréville.
Claude Régy cite Andy Warhol : « La vie fait si mal. Si on pouvait devenir plus mécanique on serait moins blessé – si on pouvait être programmé pour faire son travail avec bonheur et efficacité ». Et le metteur en scène conclut : « C’est le regret d’Andy Warhol de ne pas être une machine »21. Parce qu’être une machine sera toujours plus facile, toujours plus confortable. Être vivant est un fardeau qui rend fou et malheureux. Tout ça, on l’entend aussi dans la voix de Jean-Quentin Châtelain, la plainte, l’insatisfaction, l’envie d’ivresse, d’ailleurs, de vrai. Toutes les voix font des concessions, deviennent moins fortes ou moins virulentes, plus respectueuses, au contact d’un « grand auteur » elles se font plus douces, plus littéraires. Quotidiennement on utilise les mêmes intonations pour les mêmes expressions machinalement répétées aux mêmes personnes, parce que c’est facile, par ce que c’est essentiel pour être adapté. L’anti-machine est inadaptée, elle reste elle-même en dépit des écoles, de la capitale, des metteurs en scène, des partenaires, du temps, des douleurs, de l’usure. Et là on ne parle pas seulement d’un arrière-pays, on parle d’un flux déstructuré, d’un rythme irrégulier et d’un phrasé qui n’est dû à aucune origine étrangère, mais à un individu qui en dépit de la marche à suivre s’est construit une identité vocale totalement chaotique.
Et on comprend mieux pourquoi tant de conflits parcourent la trajectoire de Jean-Quentin Châtelain. Il n’est pas un comédien facile22. Pourtant, si on interroge Ulysse Di Gregorio sur sa relation possiblement conflictuelle avec Jean-Quentin Châtelain il répond : « non je n’ai pas eu ce rapport-là, ce rapport de force, de conflictualité, absolument pas. On a été investi tous les deux par l’exigence de comprendre déjà l’œuvre de Rimbaud et puis après de la restituer et de donner tous les accents d’inspiration propre à son imaginaire et sa vocation de poète, et on n’a pas eu de conflits, la lutte elle a surtout été dans l’accouchement de l’œuvre »23. On pourrait alors imaginer que Jean-Quentin Châtelain a trouvé dans ce metteur en scène une personne en accord avec sa vision du théâtre. Mais ce n’est pas si simple et on on se rend vite compte qu’il existe bien des points de friction entre les deux artistes :

« Oui alors, l’improvisation, lui parle d’improvisation moi je parle de recherche. Je parle moins d’improvisation sur scène que de recherche. Mais après on se rejoint dans les faits, dans les mots j’emploierais peut être moins ce mot-là. L’improvisation apporte plus dans le travail de répétition que dans le travail de représentation qui là est une matière aboutie et qu’on a étudié ensemble sans que ce soit pourtant idéal, mais quelque chose qui est proposé dans la relation metteur en scène-acteur, l’improvisation elle est la, elle doit même persister toujours, mais sous une forme de renouvellement et de recherche. »24

Bien sûr leurs visions se recroisent aussi par moment et il n’est pas question ici de qui aurait « raison ou tord ». Cependant ce mémoire prend position en tentant de restituer aux acteurs et à leur voix un potentiel créateur. On sent chez Ulysse Di Gregorio une réticence à donner cette place à l’acteur comme si, peut-être à raison, cela allait réduire voir écraser l’importance du metteur en scène et de l’auteur. C’est certainement une chose essentielle, cette mésentente partielle, on pense à ce que disait Tania Balachova sur la lutte25 : « Le vrai sens s’obtiendra par la bagarre entre le metteur en scène et moi, je ne peux pas travailler avec un metteur en scène mou, j’ai besoin d’un metteur en scène qui veuille, que moi je veuille autre chose et finalement de cette espèce de combat, de cette partie de tennis, naîtra la vraie partie. » L’anti-Machine existe contre, il a besoin d’un cadre à défier et Ulysse di Gregorio sait poser un cadre. On le sent cartésien lorsqu’il parle de la langue, de la technique, de la compression, du respect de l’auteur. Il ne fait aucun doute que le travail n’aurait pas été possible sans ces éléments. Jean-Quentin Châtelain a certainement besoin de cadres pour pouvoir ensuite les annuler. S’il n’y a pas eu de lutte apparente entre l’acteur et le metteur en scène ce n’est peut-être pas pour la raison que nous présupposions – une vision commune – mais plutôt au contraire une juste friction, celle qui produit les bonnes étincelles.
On a beau démontrer qu’il y a dans la voix de Jean-Quentin Châtelain quelque chose en lutte constante contre tout système et toute répétition, on ne peut nier que paradoxalement elle joue constamment avec une forme de cyclisme. Il y a dans la voix de Jean-Quentin Châtelain une sorte de longue litanie, quelque chose de l’effort répétitif. Comme si avec sa voix, Châtelain escaladait de lui-même, pas après pas, une montagne rocheuse, comme s’il poussait toujours un énorme rocher. Dans un enfer où tout mouvement cyclique, répétitif, et donc lassant, compliqué, serait effectué pas une machine, silencieuse, sans rechigner, sans le moindre bruit Jean-Quentin Châtelain se réapproprie ce mouvement, il fait l’effort de celui qui coup après coup, produit quelque chose de nouveau d’un même mouvement. Au lieu que la même action produise un même effet, chaque répétition a une déflagration unique. C’est certainement là que réside la force de l’anti-machine. Nous l’avons dit c’est un mouvement impossible, il va à l’encontre du monde, c’est un mouvement fou, un mouvement suicidaire. C’est donc un mouvement fondamental. Pour Claude Régy :

« Et pourtant on peut voir dans le suicide le fondement de la philosophie. Ainsi le pensaient Novalis (Fragements) et Albert Camus (Le mythe de Sisyphe) :
L’acte philosophique authentique est le suicide; c’est là le commencement réel de toute philosophie. »26

Quand Albert Camus convoque la figure de Sysiphe, c’est pour mettre en lumière l’absurdité de la monotonie du quotidien et de ses tâches répétitives, mais aussi montrer avec quelle facilité l’homme moderne trouve un contentement dans cette condition. Ce que fait Jean-Quentin Châtelain avec sa voix c’est qu’il nous pousse, il nous roule jusqu’au sommet de la montagne. Le texte de Rimbaud et la trajectoire de l’acteur sont ainsi construits qu’ils se finissent en illumination :

« Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.»27

Quand spectateur nous sortons de la salle, nous chutons, roulons en bas de la montagne, retournant au fin fond de l’enfer. Alors Jean-Quentin Châtelain redescend et recommence le combat spirituel, reprend le texte le soir suivant, rehausse l’humanité. La voix de Jean-Quentin Châtelain n’est pas une voix forte, immersive, comme sa carrure physique ou son métier de comédien pourrait le laisser croire, c’est une voix d’homme, un peu faible, un peu caduque. Le combat de l’anti machine est perdu d’avance, il est vain et on ne l’imagine pas heureux. Mais dans l’adversité, dans la rigueur de sa diction cyclique, Jean-Quentin Châtelain nous perd, et il se perd lui-même. On se prend alors à rêver qu’à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrons aux splendides villes. Peut-être qu’un mouvement circulaire, mais irrégulier est la seule chose qui sauvera le monde de l’uniformité. C’est la pièce unique, celle de l’artisan, celle précieuse. La voix de Jean-Quentin Châtelain est précieuse parce qu’elle est unique et qu’à travers elle on entend la possibilité d’être autrement. On entend dans cette voix ce qu’on ne pourra jamais entendre ailleurs, cette voix est non seulement identifiable, mais on s’en sent proche, elle nous est familière.

c) Valérie Dréville dans Médée-Materiau, la voix post-moderne, le geste révolutionnaire.

Chacun des chapitres de cette dernière partie repose la même question : Comment parler d’une voix et travers elle du mouvement qu’elle insuffle à l’acteur, à la pièce, au texte, à l’auditeur ? Comment la décrire avec nos mots ? Pour isoler la voix tout en la décrivant, il existe un champ sémantique : grave, aiguë, lente, forte, insupportable, unique, mélodieuse, articulée. Pourtant, aucun de ces termes n’est assez juste pour définir et contenir tout entier les dimensions de la voix d’une personne. Tous ces adjectifs conviennent par ailleurs pour désigner la voix de Valérie Dréville dans le Médée-Matériau d’Anatoli Vassiliev d’après le texte d’Heiner Muller. Le tableau d’une voix, son « concept », est tellement abstrait, que vouloir le décrire semble aussi absurde que de vouloir faire une description littérale d’une oeuvre de Kandinsky – l’exemple n’est pas choisi au hasard.
Pour autant, rien n’empêche de s’essayer à l’exercice en quelques lignes : dans cette pièce il y a ces sons, les « r » qui durent et rapent, les « s » qui sifflent, les « è » grands ouverts, les « o » vomis, les « u » hurlés. Cette voix chantée, criée, parlée et sa puissance, totale, qui ne semblent jamais en danger malgré l’exercice performatif qui lui est demandé. L’absence parfois longue de cette voix et son surgissement inexorable, accompagnée par le corps de l’actrice, par ses mouvements saccadés, comme le sont ses mots qui ne sont plus que syllabes, à-coup vocal. Cette voix qui finit par prendre un corps immatériel, diffus, mais extrêmement présent, vibrant distinctement à l’oreille de chaque spectateur. Comme précédemment avec Jean-Quentin Châtelain, cet exercice de description atteint vite une certaine limite. Il s’agirait alors, au lieu de la voix, de décrire les possibilités qu’elle offre à ceux qui l’entendent.
Abstraction du sens et donc du figuratif du récit. La perte de repères pour le spectateur est totale. L’esthétisme de la voix théâtrale est labouré par la comédienne et c’est toute l’histoire d’une pratique, d’une technique qui est remise en jeu. De la déclamation voix forte des siècles derniers à l’intimité du réalisme microphonique contemporain, toujours il a été question que la voix soit assez audible pour rendre compte de l’histoire. Et si cette voix en plus de remplir sa fonction première se targuait d’être large, posée, agréable, on pouvait alors la qualifier de « belle ». Claude Régy critique ce terme dans ses Écrits :

« Quand j'étais jeune, il y a une expression qu'on employait – et je ne suis pas sûr de ne plus l'entendre encore — on disait qu'un acteur avait « une belle voix de théâtre ». Or, les acteurs qui sont réputés avoir « une belle voix de théâtre » sont, à mon sens, inécoutables. Une belle voix n'est pas « belle », on n'a aucun critère de beauté dans ce domaine, comme dans aucun autre, d’ailleurs. »28

Regy souligne ici que, quel que soit l’art, il n’est pas question de beauté, extérieure en tout cas. Kandisky donne sa définition du beau dans son ouvrage Du spirituel dans l’art : « Est beau ce qui procède d'une nécessité intérieure de l'âme. Est beau ce qui est beau intérieurement.»29 Dans ce même texte il évoque l’âme qui vibre au contacte du « son du mot » :

« L’emploi habile (selon l’intuition du poète) d’un mot, la répétition intérieurement nécessaire d’un mot, deux fois, trois fois, plusieurs fois rapproché, peuvent aboutir non seulement à une amplification de la résonance intérieure, mais aussi à faire apparaitre certaines capacités spirituelles insoupçonnées de ce mot. Enfin, par la répétition fréquente (jeu auquel se livre la jeunesse et que l’on oublie plus tard) un mot perd le sens extérieur de sa désignation. De même se perd parfois le sens devenu abstrait de l’objet désigné et seul subsiste, dénudé, le son du mot. Inconsciemment nous entendons peut-être ce son « pur » en consonance avec l’objet, réel ou ultérieurement devenu abstrait. Dans ce dernier cas cependant, ce son pur passe au premier plan et exerce une pression directe sur l’âme. L’âme en vient à une vibration sans objectée encore plus complexe, je dirais presque plus « surnaturelle » que l’émotion ressentie par l’âme à l’audition d’une cloche, d’une corde pincée, de la chute d’une planche, etc.»30

À le lire dans ce contexte, on l’entend presque parler de Médée-Matériau. La recherche de Vassiliev est proche de celle de Kandinsky, celle d’un spirituel dans l’art.« En 1984, Anatoli Vassiliev écrit dans le journal de répétitions du Cerceau: « depuis toujours ma recherche n'est rien d'autre que celle d'un théâtre spirituel ». En 1996 lors d'une conférence au Théâtre du Rond-Point en France, cette recherche est de nouveau évoquée à travers le rêve « d'un théâtre donné par le ciel et venu à la terre ». »31 . Ou encore : « L’acteur français présente une autre difficulté : il est athée. C’est une porte fermée à l’esprit, au spirituel. On ne peut pas être athée et parler de l’esprit, c’est antinomique. Le mot athéisme n’a pas ici un sens religieux, mais éthique. »32 Ouvrons au maximum la définition du terme spirituel, dépouillons-le de tous sous-entendus religieux, fixons-le comme la possibilité pour tous d’entrevoir un ailleurs capable de créer chez le spectateur une perspective. Ainsi cette recherche du spirituel serait commune à tous les artistes de notre corpus : acteurs, metteurs en scène et même auteurs.
Dans ce spectacle, la voix n’aurait plus pour but de porter un sens ni d’être agréable à entendre, mais de provoquer une sensation. En fait, il y a plus d’un lien à faire entre la voix qui nous intéresse dans la remise en question de ses fonctionnalités et les mouvements picturaux du 20iéme siècle qui ont lutté pour la reconnaissance d’un trait libéré du sens, du figuratif. C’est la fameuse déclaration de Frank Stella « What you see is what you see ». Souvent, au bord du gouffre du non-sens le réflexe est de chercher de la logique, un message. Médée ne dit rien de plus que ce qu’elle dit. Il n’y a pas à chercher, à reconstituer les pièces d’une langue logique, à faire l’effort de comprendre ou à essayer d’imaginer les personnages ou reconnaitre tel ou tel code théâtral.
Certains seraient alors en droit de remettre en question l’utilité du texte d’Heiner Muller : jusqu’où pourrait aller une voix si elle n’est plus contrainte ? Kandinsky donne un début réponse :

« Si nous commencions dès aujourd'hui à détruire totalement le lien qui nous attache à la nature, à nous orienter par la violence vers la libération, et à nous contenter exclusivement de la combinaison de la couleur pure et de la forme indépendante, nous créerions des oeuvres qui seraient des ornements géométriques et qui ressembleraient, pour parler crûment, à des cravates ou à des tapis. La beauté de la couleur et de la forme (malgré les prétentions des purs esthètes et des naturalistes, qui visent surtout à la « beauté ») n'est pas un but suffisant en art. » 33

« La question se pose maintenant : faut-il totalement renoncer à ce qui est objet, le bannir de notre magasin, le disperser au vent et mettre totalement à nu l'abstrait pur? C'est là évidemment une question pressante qui nous amènera immédiatement à la réponse par la décomposition de la consonance des deux éléments de forme (élément objectif et élément abstrait). De même que chaque mot prononcé (arbre, ciel, homme), chaque objet représenté éveille une vibration. Se priver de cette possibilité d'éveiller une vibration équivaudrait à limiter l'arsenal des moyens d'expression. C'est en tout cas la situation actuelle.»34

Kandisky dans son texte oppose les éléments objectifs, disons naturalistes, aux éléments abstraits, pour lui majoritairement des figures géométriques (triangle, ligne, cercle). Au théâtre, quand on parle de « figure » on désigne un grand personnage, un mythe fondateur, une idée, un concept abstrait. Dans la pièce de Vassiliev, Médée est une figure de jeu, pas un personnage à incarner, une idée avec laquelle travailler, un processus qui influence par son aura. En prenant « la voix de Médée » Dréville convoque chez le spectateur un flux de sensation, des sortilèges lancés par les marâtres des contes aux cris des mères américaines pleurant leur enfant noir tué à la télévision.
D’autres s’inquiéteraient de l’avenir d’un théâtre qui ne serait plus que cris, gargarisme, belles chansons, rythme qui sonne bien. Une sorte de théâtre performatif de voix « décorative », mais vide de sens. Kandinsky est particulièrement dur envers ce qu’il appelle « l’art ornemental », il rappelle que si l’art n’est plus contraint par une quête de réalisme, de sens ou de beauté, son attachement à créer des passerelles avec le monde spirituel est un objectif bien plus laborieux et sévère. La lecture de Face à Médée, le journal de répétition de Valérie Dréville, fait apparaitre la difficulté de cette déconstruction du langage, aussi la rigueur et le travail nécessaire pour y parvenir. En 2002, pour la première création de Médée-Materiau, Dréville était déjà dans une sorte d’entre-deux langues :

« Je me suis trouvée dans une situation assez curieuse. J'étais en Russie depuis des mois, je ne parlais plus ma langue, je ne parlais pas tout à fait le russe, je me sentais au milieu. Après avoir fait tout ce training verbal où je commençais à avoir une autre voix, Vassiliev m'a fait travailler le français dans le texte d'Heiner Müller qui est déjà plus tout à fait la langue française comme nous la connaissons. Il m'a fait travailler le français d'une manière que je n'aurais jamais imaginée. Je me suis retrouvée avec ma propre langue dans une terre inconnue.»35

En 2016, la reprise a été travaillée entre Paris et Strasbourg, dans son journal Dréville s’attarde très précisément sur le processus de travail, les exercices. En fait à quelques détails près ce ne sont pas des échauffements, Dréville sur scène reproduit le training décrit dans son journal de travail. Le processus fait représentation, c’est ce qui est proposé au spectateur. Peu importe, en fait le son émit par l’actrice, c’est l’action vocale, son énergie qui est essentielle. Vassiliev parle de « geste [ou d’action] verbal » :

« L'esprit ne se révèle pas à travers l'image, mais à travers le mot. Sans la parole, aucune pratique spirituelle ne peut-être transmise. Nous, qu'est-ce qu'on essaie de faire ? Pas la restauration d'une pièce de musée, mais on s'occupe de métamorphose. Ce n'est pas quelque chose d'ancien. On essaie de créer quelque chose de nouveau. Ce qu'on cherche, ce n'est pas la mémoire, c'est la réminiscence. Quel est le chemin ? La mémoire se souvient de l'intonation, et la transmet. Pour que la mémoire ne se souvienne pas de l'intonation, il faut travailler à nouveau le geste verbal.»36

Sur scène Dréville ne reproduit pas, elle fait. Souvent un acteur s’échauffe avant d’entrer pour être dans un état, celui nécessité par la scène. Dans le cas de Médée il y a une traversée de la pièce, une montée progressive qui n’est pas que celle de l’histoire. Presque Dréville entre sur scène dans le même état que les spectateurs comme une toile blanche. Elle travaille le geste verbal en public. Le spectateur ne regarde pas un tableau fini, il est pris dans le mouvement de la création, avance à son rythme. Lorsqu’il s’attachait au sens, le spectateur ne pouvait entendre le geste verbal. Lorsque ce geste se voulait réaliste (intonation naturaliste) il n’existait en tant que tel. Mais face à l’absence d’une quelconque prise audible à laquelle se raccrocher, hors forme connue, au bord du gouffre du non-sens, le spectateur chute.
Transportés, emportés par la dynamique vocale de la pièce, les repères, l’appréciation critique changent. La beauté naît soudainement d’instant de phase entre soi, les autres, l’actrice. De moment où l’avancement de la pièce correspond exactement au rythme intérieur, emballement commun. Où une syllabe, un mot, un son, transperce, résonne, prend une signification particulière. La forme c’est la représentation, mais il y a dans l’absence du représenté une cohérence qui nous met dans l’immanence de l’effet. L’effet, l’exercice formel, le geste abstrait se transforme alors en émotion, en une expérience immersive.
Dans un entretien France Culture, Valérie Dréville précise :

« Dans la dernière phrase, Jason dit « Médée » et elle répond « Nourrice connais-tu cet homme ». Ça veut dire quoi ? Que traversant l’acte du meurtre des enfants, de la destruction du pouvoir royal, du meurtre de la fiancée, elle arrive à traverser comme son propre mythe et à se trouver dans cet espace métaphysique, entre deux, où elle est ni femme ni homme et où tout est fini. Elle donne un nom à ce lieu : il n’y a rien. Plus Médée, plus Jason, plus les enfants, plus l’exil, plus la barbare, plus la souffrance, plus les morts, plus l’abandon, il n’y a plus rien. Et dans ce rien tout peut à nouveau renaître, c’est presque une naissance. »37

La fin d’une représentation est le lieu de la morale de l’histoire puis des applaudissements comme fin du rite. Évidemment, il n’est pas question de raison dans cette fin, encore moins de communication. Aucun des codes n’est respecté, le public n’a pas son mot à dire : Dréville exerce son art. L’espace était saturé de sons, mais n’a pas été brassé vainement, comme pour être aéré. Tout est encore là, il faut partir et laisser tels quels ces quelques mots de Médée. Ils sont faibles, paraissent seuls dans l’immensité, au vu des espaces ouverts précédemment. Et bientôt, ces mots qui sont tout à la fois didascalies, paroles de personnages, invocations de figures se délitent, se désordonnent, s’emmêlent. Monotonie. Le malaise de ceux qui trouvent mal poli de partir, mais qui se disent que peut-être c’est ce qu’on attend d’eux, avant de se rendre compte que, justement, rien n’est attendu, qu’ils sont libres de rester ou de partir, sans déranger personne, sans se faire mal voir. Chacun sort du moment de l’expérience et revient dans celui de l’intellectualisation. Il ne reste alors qu’une question, existentielle, que se pose à lui-même et sur lui-même le spectateur devenu sujet se redécouvrant : « Connais-tu cet homme ? ».
En 1989, à Avignon, Michel Bataillon retranscrit en direct un entretien donné par Heiner Muller : « Il trouve qu'il y a quelque chose d'ennuyeux lorsqu'à l'issue d'une représentation théâtrale, les gens sont contents. Et c'est une chose qu'il souligne volontiers, qu'il a déjà soulignée auparavant, c'est qu'il souhaite que les gens à la fin d'une représentation théâtrale se sentent seuls, se sentent isolés, se sentent dans la solitude. Ne se sentent pas réunis dans une communauté. »38
Médée n’est plus un personnage, c’est une sensation, un mouvement, un concept.

« Le théâtre, pour moi, ça existe uniquement quand je peux découvrir le mouvement, c’est alors que le texte s’incarne. C’est l’art de la mise ne scène. Müller écrit de façon complexe, il faut savoir maitriser l’art de la parole agissante. […] Le résultat de cette action, on peut l’appeler le « concept ». Ce qui est conceptuel est opposé à la narration. Le concept nous donne la possibilité de manipuler le sens. Les personnages sont capables de réfléchir à la situation, mais le processus de réflexion autour de ce sens, ce n’est pas la même chose. Dans les structures conceptuelles, les personnes font des opérations avec le sens, pour cela il faut des instruments : au théâtre, cet instrument, c’est l’image. »39

L’image que convoque chez le spectateur la voix de Valérie Dréville est de l’ordre de l’intime, mais elle joue avec des concepts forts, des idées : celle de l’anarchie, de la rébellion, de l’insubordination, de la radicalité, du renouveau. Pour Claude Régy :

«  La création et la folie sont contiguës.
C’est ce qui donne une force révolutionnaire à l’Art brut.
Il conviendrait de ne pas l’isoler.
Van Gogh écrivant à son frère est-il fou ?
Et quand il peint ?
Et quand il se suicide avec un pistolet dans le jardin ? »40

Dans le mythe de Médée comme dans la voix de Dréville, la création côtoie la folie. Toutes deux sont une force révolutionnaire parce que mues par un geste libéré de toute contrainte. Infiniment violent, indescriptible, mais implacablement sensible.

d) La voix de Serge Merlin : ailleurs, une voix sans paroles.

Nous l’avons déjà écrit, Extinction offre un dispositif scénique inhabituel à l’acteur Serge Merlin. Il est assis derrière un micro qui enregistre et amplifie sa voix. Pourtant, à première écoute rien ne change vraiment dans la manière qu’il a de dire son texte : on retrouve sa voix tremblante, ses cris féroces, sa colère sourde, sa folie. Là où l’on pourrait s’attendre à de la nuance du fait du dispositif Serge Merlin s’obstine à une déclamation qui fait sa signature. Car oui nous ne prétendons pas le contraire, l’acteur donne tout, n’a aucune retenue et ça s’entend : il exagère. Il en parle lui-même si bien avec les mots de Thomas Bernhard :

«Si nous n’avions pas notre art de l’exagération nous serions condamnés à une vie atrocement ennuyeuse, à une existence qui ne vaudrait même pas la peine qu’on existe.
Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets. J’ai cultivé à tel point mon art de l’exagération que je puis me dire sans hésiter le plus grand artiste de l’exagération que je connaisse. Je n’en connais pas d’autres, Gambetti. Si l’on me demandait un jour tout de go ce que je suis vraiment au fond de moi-même, je ne pourrais répondre que le plus grand artiste de l’exagération que je connaisse.
L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence. Plus je vieillis, Gambetti, plus je me réfugie dans mon art de l’exagération.
Seule l’exagération rend les choses vivantes, même le risque d’être déclaré fou ne nous gêne plus quand on a pris de l’âge. Le plus grand bonheur que je connaisse, Gambetti, c’est celui du vieux fou qui peut se livrer à sa folie en toute indépendance. Si nous en avions la possibilité, nous devrions nous proclamer vieux fou à quarante ans au plus tard et tenter de pousser à l’extrême notre folie.»41

L’exagération s’est créé une autre vie amplifiée.42 Cet « art de surmonter l’existence », c’est ce que fait Serge Merlin avec sa voix. Il a besoin d’aller plus loin, d’être déraisonnable, d’être ailleurs. La question naïve du pourquoi le micro n’influence pas son phrasé est d’autant plus ridicule quand on sait que ce n’est même pas la scène qui le lui donne. Nous l’écrivions plus haut « Serge Merlin même en entretien, même hors scène reste ailleurs, il n’est pas vraiment là. » Nous avions tort. À force d’écoute et peut-être de plus d’attention, on se rend compte que Serge Merlin en entretien est d’une acuité et d’une finesse dans l’analyse de son métier et du phénomène théâtral tout bonnement impressionnante. Il sait ce qu’il dit, construit un raisonnement. On est finalement très loin des élucubrations d’un vieux fou, c’est-à-dire de l’image que construit sa voix dans notre imaginaire. Son flux de parole, sa manière de découper les phrases, sa musicalité, même hors scène reste ailleurs et nous berne. La voix de Serge Merlin obscurcit le sens et donne ce sentiment qu’il est absent. L’acteur le dit lui-même, Serge Merlin n’existe pas, n’est pas intéressant, c’est une construction, un dispositif scénique avec une voix, une carcasse qui n’ont d’autres vocations que la création théâtrale.43 Quel est alors ce dispositif que met en place Serge Merlin et qu’il nous décrit avec une telle lucidité en entretien ? Pour le comprendre, essayons, exceptionnellement, de faire abstraction de tout ce qui fait Serge Merlin – son corps, sa voix – pour se concentrer sur le sens de ce qu’il dit.

comme« C’est un engin bâti comme ça : impossible à mettre en place de façon tout à fait juste toutes les fois, mais qui aussi sonnent différemment à chaque fois que quelqu’un est autre; et à chaque fois tous ces yeux qui regardent et qui entendent et qui voient et qui mangent – là de la lumière et de la parole – tous ces êtres viennent tous d’ailleurs, d’autre part. On ne sait pas. Et puis on se met là ensemble et on invente une chose qui n’existe pas, un rite qui n’a jamais eu lieu, qui procède de ce qu’on appelle soi-disant la création. Et on laisse venir une chose qui est ça, un endroit, une focale qui sourdre de la lumière et de la vie en étant différent de la vie, en étant autre que la lumière et en étant d’une autre espèce que tout. Qu’on envisage pendant ce temps que l’on passe ensemble à ne pas échanger, mais à entendre quelque chose qui nous change et nous amène à on ne sait quoi qui nous fait repartir dans la nuit. Avec nous le mystère de quelque chose qui peut-être s’est accompli. En tout cas un étonnement, un effroi quelque chose de différent de tout ce qui peut exister qui est un autre endroit de l’existence, un autre endroit du temps, un autre endroit de la parole, un autre endroit de la lumière, un autre endroit. On ne sait pas quel endroit c’est, il s’invente à chaque fois quand il arrive à se créer, à advenir […] »44

Notons qu’il est très difficile de savoir où interrompre la citation, chaque phrase de Merlin fait sens, mais la suivante éclaire la précédente et chaque coupe est une cisaille grossière dans le fil de sa pensée. Notons aussi qu’un rajout a était fait sur la ponctuation, parce que Serge Merlin ne finit jamais vraiment ses phrases, les laisses flottantes, il glisse de l’une à l’autre ce qui obstrue d’autant la compréhension. Ce travail « d’adaptation » fait, que nous dit Serge Merlin sur le théâtre et sur l’acteur ? Qu’il est ailleurs. Il parle de l’acteur comme quelqu’un qui est autre, du rite théâtral qui convoque un endroit différent de la vie. Il parle du changement, d’un autre endroit de l’existence. Serge Merlin est un acteur de l’ailleurs non seulement parce que sur scène il est ailleurs, mais aussi parce qu’il transporte avec lui dans cet ailleurs ceux qui l’écoutent. Or Serge Merlin ne dispose d’autres outils que sa voix pour faire voyager ses spectateurs dans un dispositif tel que celui d’Extinction. Sa voix qui justement nous transporte instantanément dans un ailleurs, exagéré, décuplé. C’est pour cette raison que nous pensions ne pas comprendre Serge Merlin alors que sa voix nous faisait passer le contenu même de ce message.
Plus encore que toute autre voix, celle de Serge Merlin est une vibration, un tremblement constant. On définit une vibration comme une oscillation rapide, une impression de tremblement, et une oscillation comme le passage d’un état à un autre. Être dans une vibration c’est être dans deux états en même temps, être là et être absent, ici et ailleurs. Un paradoxe. Claude Régy en parle :

« Pour qu'un jeu d’acteur soit intéressant il faudrait que l’acteur existe et qu’il fasse percevoir la conscience qu'il a d’exister.
Mais, à la fois, il faudrait qu’il trouve le moyen de sentir — et de faire sentir — sa part d’inexistence.
Sentir et faire sentir qu’il est et qu’il n’est pas.
Et de même, dès qu'il parle, devrait être perçue cette impossibilité apparente: faire entendre un sens, mais — dans le même mouvement — faire entendre un sens contraire.
Ou plutôt faire à la fois entendre des échos, par les sons et par les rythmes, de plusieurs sens. Voire d’une infinité de sens.
Sens assourdis, sans doute.
Mais cependant perceptibles.
C'est une autre écoute. »45

La voix de Serge Merlin vibre, oscille, et, pour comprendre vraiment ce qui est dit, nous devons reproduire ce mouvement d’oscillation, savoir être au théâtre et ailleurs, écouter ce qui nous est dit et ce qui ne l’est pas.

Cette réflexion sur l’ailleurs que convoque la voix de Serge Merlin nous ramène à notre propre travail. La première fois que nous avons utilisé ce terme, c’était pour expliciter l’étrangeté des voix étrangères. Ensuite cet ailleurs fut l’espace du rêve, une fenêtre ouverte par trans-culturalité des comédiens de notre corpus. Nous parlions encore d’ailleurs concernant le personnage qui n’était plus dans la peau du comédien, qui était autre part et le guidait vers cet espace nouveau. L’ailleurs n’est pas un fourre-tout, un mot-valise trop large, c’est le concept au centre de notre recherche puisque, rappelons-le, nous avons démarré notre travail se fixant pour objectif un autre paradigme, une autre manière de penser les choses, de les concevoir, déjà un ailleurs. Il n’est donc pas surprenant de voir ainsi se multiplier les propositions d’alternatives. L’anti-Machine Châtelain qui permet d’envisager un autre monde à son contact, Claude Régy et Yann Boudaud qui exigent d’autres mots pour définir leur travail, Valérie Dréville qui apprend au contact de Vassiliev une autre voix. Nous ne concevons finalement pas l’ailleurs comme un exotisme, comme un autre endroit où se réfugier. L’ailleurs est un ici transformé, modifié. Nous l’avons vu, le théâtre a cette possibilité. Celle de faire ressentir formellement un autre possible, faire exister ce qui n’existe pas.

« C’est très curieux quelqu’un qui n’existait pas et qui existe. C’est cette tentation-là qu’est le théâtre, c’est cette tentation effroyable. C’est très curieux de vouloir faire ça. Peut-être ne faut-il vraiment ne plus croire du tout en la vie pour faire une chose pareille. »46

Serge Merlin explicite ici la cause de l’indispensabilité de concevoir un ailleurs pour le comédien. Il est profondément désespéré par la vie. Ici aussi on peut se risquer à une comparaison avec les autres artistes de notre corpus. Nous avons dressé de Jean-Quentin Châtelain le portrait d’un homme en lutte contre sa profession autant que contre la société. Valérie Dréville se fond dans la figure de Médée qui est en lutte contre une vision occidentale capitalisée de la civilisation et prône un retour à la liberté des individus. Quant à Yann Boudaud, le spectacle Rêve et Folie le laisse s’épanouir dans la mort comme alternative à la vie. Pas étonnant alors que ce soit tous des êtres bancals, inadaptés.
Évoquons une dernière fois Artaud et son théâtre de la cruauté :

« Il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement les corps, en sciant nos anatomies personnelles, ou, tels des empereurs assyriens, en nous adressant par la poste des sacs d’oreilles humaines, de nez ou de narines bien découpés, mais de celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous. Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre d’abord cela. »47

Artaud a une défiance du monde qui l’entoure, sa critique n’est pas envers des individus, mais envers un système qui peut se retourner à tout moment contre ceux qui le nourrissent. Pour lutter contre lui il imagine mettre en place un dispositif, le rite théâtral qui non seulement réunit les individualités, mais en plus nourrit leur goût de la liberté. Cette volonté sans concession d’Artaud d’une liberté totale et radicale, cette obsession maladive, l’a conduit à l’hôpital psychiatrique. À moins que ce soit l’inverse, à un moment sa maladie, sa folie l’a conduit à envisager le monde différemment et lui a laissé entrevoir un ailleurs. Serge Merlin parle aussi de sa maladie lorsqu’il évoque Thomas Bernhard : « C’est-à-dire que cette volonté d’écriture, parce qu’il y en a une derrière tout ça, de Thomas Bernard, répétitive, à la construction, à la criminalité aussi de son stylo, de son style, de sa stylistique, il y a là quelque chose qui appartenait à mes nerfs, à ma maladie.»48 L’acteur artaudien ce n’est peut-être pas celui qui crie pour prouver qu’il existe, mais celui qui va chercher ailleurs l’inspiration de sa pratique : dans sa nervosité, dans son incapacité à s’adapter. On sent tout ça dans l’écoute de la voix de Serge Merlin, ce n’est pas une voix saine, une voix raisonnable, une voix qui calcule. La voix de Serge Merlin comme celle d’Artaud témoigne d’un vécu qui ne nous intéresse pas dans les faits, mais qui charge leur performance. Le théâtre devient pour eux indispensable, certainement pas agréable, certainement pas facile, mais nécessaire à leur survie. De ça Serge Merlin parle très bien, sa vie n’a de sens que sur scène.
C’est ce qui fait certainement cette authenticité commune à tous les acteurs de notre corpus. Ils ont besoin d’être là pour s’accomplir. Authenticité et intensité d’une présence que chaque spectateur saura déceler : Oui je suis perdu, mais indéniable il se passe quelque chose de l’ordre d’une sur-vie. Il n’y a aucune dualité entre présence et ailleurs. Serge Merlin est présent ailleurs il ne tient qu’à nous de le rejoindre. Paradoxe à nouveau. On est attirés par sa voix comme un chant de sirène, on entend qu’il doit y avoir dans le monde où l’on s’exprime comme ça des choses à découvrir. Alors on tâtonne avec notre oreille, on se guide au son, on se déplace pour le rejoindre. Ces acteurs de la voix que nous fréquentons ici ne sont pas des boites à musique, des porte-voix ou des relais. En cela la voix dans sa dimension audible n’est qu’une surface, l’intérêt est dans ce qui sous-tend cette voix. La voix est un guide vers ce qui ne peut pas être entendu, uniquement vers ce qui peut être ressenti. Le rapport à leur voix témoigne d’une volonté de faire, d’accomplir, d’être dans l’action – on pense à Dréville. Ce n’est pas une voix pour dire, pour négocier, pour convaincre, pour berner, c’est une voix pour faire.
Au-delà de la singularité des timbres des acteurs de notre corpus, c’est plus l’usage qu’ils font de leur voix qui nous a attirés vers eux. Si l’on parle d’acteur de la voix, c’est que la voix est constitutive pour eux et cela ne nie ni la dimension corporelle ni la part intérieure de leur travail. C’est au contraire que le corps de l’acteur de la voix a tout à voir avec la voix, que ses choix sur scène et en-dehors ont un impact sur celle-ci. (De la même manière on pourrait parler de spectacle de la voix au sujet des quatre oeuvres de notre corpus puisque toutes font démonstration virtuose du son.)
Au-delà d’un timbre c’est donc certainement la nécessité pour ces artistes d’impulser un certain mouvement qui nous a attirés vers eux. Plus encore que leurs sonorités c’est ce geste vocal qui leur est propre et qui les rend uniques. L’acteur et sa voix créent, ils transforment. Qu’est-ce que la voix qui nous intéresse depuis le début de notre recherche ? Nous savons ce qu’elle n’est pas : un moyen de communication, le vecteur d’un langage, une simple mélodie. Nous commençons à discerner ce qu’elle est : une vibration, un mouvement, une onde de choc. Quelque chose d’intime et d’universel. Un effet papillon. Qu’est-ce ce qu’une voix qui ne dit plus rien ? Une impulsion.
Jon Fosse a écrit un texte, Voix sans paroles, qui offre une réflexion sur ces sujets :

« C’est autre chose que le fond, ce dont parle l’art, qui détermine de manière décisive la qualité de l’œuvre. Cette « autre chose », on lui donne généralement le nom de forme. Et la forme est importante. Et pourtant, la forme, ai-je fini par me rendre compte, n’est pas plus importante que le fond.
Peut-être la forme et le fond, dans une véritable œuvre d’art, sont-ils si étroitement mêlés qu’il est impossible de les séparer : le fond est forme, la forme est fond.
Davantage que le fond, et que la forme qu’il revêt, c’est autre chose qui détermine de manière décisive la qualité de l’œuvre. Quelle est cette « autre chose » ?
Peut-être s’agit-il de cette voix que l’on peut toujours distinctement entendre dans toute véritable œuvre d’art.
Très tôt j’ai remarqué dans la littérature cette voix qui était là, mais qui, paradoxalement, ne disait rien elle-même. Ce qui est étrange, c’est que, de la bonne littérature écrite, montait une voix qui n’était pas orale, qui ne disait rien de précis, qui était là, seulement, comme quelque chose que l’on pouvait entendre, comme une parole sans paroles qui venait de loin. »49

Jon Fosse revient ainsi sur une idée similaire à celle développée précédemment de Voix de l’encre. Au sujet des auteurs et alors qu’il réfléchit sur ce texte de Jon Fosse, Claude Régy écrit : « Quels sont ceux qui, organisant des mouvements de sons dans des rythmes de parole écrites, suscitent de la vie ».50 Une fois encore il est question de mouvement. Ces mouvements de sons, cette écriture de l’air, personne ne la maîtrise mieux qu’un acteur.


  • 1. Paul Auster, Trad. Françoise de Laroque Espaces blancs – Une danse pour être lue à haute voix, Nice, Ed.Unes, 2016.

    Citée par Claude dans Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 119.  

  • 2. « Il court dans la sensibilité. Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, il fait des mots des incantations. Il pousse la voix. Il utilise des vibrations et des qualités de voix.»

    Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 95-107.  

  • 3. Claude Régy, Du Régal pour les vautours, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 11.  
  • 4. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 25.  
  • 5. « Je crois en tout cas qu'il y a un axe vertical qui doit nous traverser et qui nous relie avec le centre de la Terre et par ce trait se dresse une verticale au-dessus de nos têtes qui nous dépasse à l'infini, après quoi il n’y à plus qu’à s'ouvrir horizontalement pour
    communiquer avec les autres et le monde. Alors on peut travailler avec un univers entier et pas avec la seule idée d’un petit monsieur en son particulier.
    Chaque expérience qui se crée entre les gens qui sont là, les sons qu’on entend, et les volumes qu'on voit dans la lumière, c’est une chose tout à fait nouvelle, qui n’existe que là et n’existera plus.
    C’est la beauté de l’éphémère, suspendu comme de la poussière.
    Filmage interdit. 
    On m'a beaucoup dit que ce que je faisais n'était pas du théâtre. Mais quelle importance que ce soit du théâtre ou pas. D'autres ont pensé au contraire que c'était peut-être l'essence du théâtre.
    Et si le théâtre n’était pas du tout où on l’attend »
    Claude Régy, *Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, pp. 217-218.  
  • 6. Claude Régy, *Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 84.  
  • 7. Claude Régy, *Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 26  
  • 8. Jean Genet, *Le funambule*, Paris, L’arbalète / Gallimard, 2010, p. 15.  
  • 9. « Je pense que notre travail est beaucoup plus proche de ce que nous vivons dans le sommeil que de ce que nous vivons dans la journée. Il s’agit d’atteindre un autre niveau de conscience qui est proche de la vie pendant le sommeil. » in Jean-Pierre Thibaudat, « Interroger Claude Régy » in *Alternative théâtrales*, n°43, Bruxelles, 1993, p. 29.  
  • 10. « M'attire beaucoup la spiritualité du désert. La solitude, le vide, le silence. »
    Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 464.
    Il nous reproche d’associer à tort mysticisme et religion et condamne le monopole factice des religieux pour le spirituel :
    « Il faudrait absolument ne pas confondre mysticisme et religion.
    Ne pas confondre le sacré et le divin avec Je religieux.
    Le mélange qui en est fait, et la récupération du tout parles religions, est assez scandaleux et en général occulté.
    Les religieux se veulent propriétaires exclusifs de toute spiritualité.
    […] Les religions s’accaparent l’esprit, la spiritualité et les détruisent par leurs dogmes»
    Claude Régy, *Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, pp. 470-471.  
  • 11. En deux très belles pages dans *Au delà des larmes*, il recense quelques phrases qu’ont écrit sur la mort Lorca, Montaigne, Rainer, Wiliam Blake, Dante, T.S. Eliot, Emily Dickinson, Paul Klee et Sarah Kane.
    Claude Régy, *Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, pp. 381-383.  
  • 12. Antonin Artaud, *Le théâtre et son double*, Paris, Gallimard, 1938, p. 134.  
  • 13. Claude Régy, *Ecrits 1991 - 2011*, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 107.  
  • 14. Il y a quelques années, sans la réflexion que ce mémoire nous aurait apportée, nous aurions pu écrire, au sujet de la voix de Yann Boudaud : « Le cri se meut en chant, toujours rauque, puissant, plaintif, éraillé, transcendant, comme devaient l’être les récitals d’Oum Kalsoum. Quand Régy parle d’une langue oubliée, on comprend qu’il parle d’une langue organique, la langue qui avait le pouvoir de créer le monde en 6 jours, une langue qui n’existe plus. » Ainsi nous comparerions la voix de Yann Boudaud à ni plus ni moins que celle de Dieu. C’est évidement faux, la voix de Yann Boudaud n’est pas une voix mystique c’est la voix d’un acteur dont la parole témoigne d’un grand travail technique. En fait si nous avions commis cette phrase c’est que c’est l’image qui nous avait été renvoyée de cette voix par le spectacle et par une déformation de ce que nous avions lu des écrits de Claude Régy. A travailler sur la vérité, sur la sincérité de la voix on en oublie la dimension imaginal du son, essentiel au théâtre. Le spectateur/acteur construit l’image :
    « À travers les acteurs un matériau fluide, celui qui s’échappe des mots, circule dans l’espace où sont inclus les spectateurs. Les acteurs n’incarnent pas, et pas plus que la mise en scène ils ne doivent se prendre pour l’objet du spectacle. Le spectacle n’a pas lieu sur la scène, mais dans la tête des spectateurs. Dans leur imaginaire – comme lorsqu’ils lisent un livre. Donc dans la salle. Les acteurs doivent exister en tant qu’eux-mêmes, c’est en fonction de ça que je les choisis. et ils doivent — cette capacité-là m'est la plus indispensable — laisser voir à travers eux autre chose qu’eux-mêmes.»
    Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016 p. 66.  
  • 15. Yannick Butel, « L’acteur de salle… jouer le jeu… après coup » in Théâtre public. Claude Régy, Regards croisée, n°234, Paris, 2019, p. 52.
    Cette notion d’Après coup, Yannick Butel l’avait déjà théorisé de sa lecture de Maurice Blanchot
    Yannick Butel, « Après coup… l’avis de passage » in Maurice Blanchot Colloque de Genève, Genève, Furor, 2017.  
  • 16. « Ce travail sur la passivité, cette façon de s’oublier soi-même pour se laisser traverser par des forces – des forces qui viennent aussi de l’écriture elle-même et donc probablement des choses enfouis dans l’inconscient – cela nous rapproche de la situation du rêve éveillé. Tout se passe entre veille et sommeil. Ou plus encore dans un état entre la vie et la mort. Si chaque scène est jouée comme si elle avait été vécue dans une autre vie, ou projetée dans un imaginaire à venir, non encore vécu, la poétique qui s’installe est modifiée ».
    Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 85.  
  • 17. Sébastien Teze, Une saison en enfer de Rimbaud, L’Harmattan, 2017.  
  • 18. Pour tenter de retranscrire ce moment des astérisques ont été placée là où la parole est coupée.
    Laure Adler, « Pippo Delbono; David Lescot et Jean-Quentin Châtelain » in Studio Theatre, France Inter, 2012, 31:40. + [URL : https://www.franceinter.fr/emissions/studio-theatre/studio-theatre-27-janvier-2012] (consulté en Juin 2020)  
  • 19. Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 44.  
  • 20. Rousseau en 1761 publie un Essai sur l'origine des langues, la voix qui nous intéresse se retrouve dans cette description anthropologique :
    « On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. […] Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains ; on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître: mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques. »
    Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues, Paris, Pef université Philosophie, 2013, p. 10.  
  • 21. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 399.  
  • 22. Parmi d’autres anecdotes on relève cet épisode raconté par Micheline Servin :
    « D’étranges choses apparaissent au théâtre. La première de Richard III était annoncée au Théâtre Vidy-Lausanne pour le 21 septembre, dans une mise en scène de Valentin Rossier (par ailleurs acteur du rôle de Buckingham), avec Jean-Quentin Châtelain dans le rôle-titre. Mais, la veille le metteur en scène déclara ne pas présenter le spectacle. […] « Le pouvoir décisionnel de Valentin Rossier était souverain » (juridiquement, financièrement et artistiquement), déclara René Gonzales, directeur du Vidy, coproducteur, dans son communiqué de presse. Il précisa : « J’ai assisté à trois filages en conditions de représentation (décors, costumes, lumière et son). Rien ne s’opposait à ce que le spectacle naisse à Vidy dans les délais prévus. Aucune difficulté rencontrée ne s’imposait de manière insurmontable./ à condition de le vouloir. » Dans les jours suivants, le metteur en scène déclarait à la presse que sa décision était motivée de ce qu’il ne se reconnaissait plus dans la mise en scène ; une lettre de licenciement parvenait à Jean-Quentin Châtelain. […] Jean-Quentin Châtelain, l’un des grands acteurs actuels (dernièrement, il fut l’interprète magistral de Ode maritime de Pessoa, dans une mise en scène de Claude Régy), dans la nuit suivant la décision marquant la fin avant que d’exister pleinement, publiquement, de ce Richard III qu’il était prêt à jouer, eut une idée : il avait joué Premier amour de Samuel Beckett, en 2009 et 2010, dans une mise en scène de Jean-Michel Meyer, et cette œuvre l’accompagne ; au matin, il en proposa une lecture. Le théâtre serait. Et il fut, avec l’assentiment de René Gonzales qui décida la gratuité des représentations. […] Assis, ramassé derrière la table, Jean-Quentin Châtelain commence d’une voix sourde et lente, au rythme de la redécouverte, et la sienne s’accomplit par celle du narrateur. »
    La responsabilité du comédien dans l’arrêt net du projet par le metteur en scène n’est pas clairement établie, mais elle n’est pas très dur à soupçonner : on imagine sans problème Jean-Quentin Châtelain interpréter à ce point la pièce que Valentin Rossier ne s’y retrouve plus. D’autant qu’on le sait, les relations de travail de Jean-Quentin Châtelain avec ses partenaires de jeu ou metteurs en scène sont parfois difficiles, conflictuelles, voir de détestation pure et simple. Pourtant, au-delà de l’aspect humain, supposons qu’une certaine conception du jeu théâtrale transparaît de ces relations que l’acteur entretient avec ceux qui pourtant lui donnent à travailler.  
  • 23. Voir Entretien avec Ulysse Di Gregorio.  
  • 24. « Bon lui il se laisse à dire que c’est plus l’inspiration qui l’emporte, mais cette inspiration est aussi guidée par un metteur en scène et par une gestion… pardonnez moi le mot, mais une gestion technique et aussi une organisation du spectacle qui passe par une maitrise, une technicité de la langue et c’est comme ça qu’on arrive à conduire un spectacle, c’est par ces deux alliages. »
    « nous nous sommes déjà une machine en soit, quand on regarde le corps humain, tous les phénomènes humains et notre imagerie musculaire. On est en soit une machine donc moi ça ne me dérange pas de revendiquer notre statut de machine humaine pleine de sensibilité. Une machine aussi parce qu’on est beaucoup dotés de réflexes dans notre travail de répétition, de réminiscence. Non ça ne me dérange pas .. oui c’est peut être un peu raide comme mot, plutôt une machinerie qu’une machine. En tout cas j’apprécie plutôt ce lexique parce que dans le terme machine il y a le mot technique. »
    Voir Entretien avec Ulysse Di Gregorio.  
  • 25. Philippe Garbit, « Impromptu de vacances - Tania Balachova », Op. Cit., 00:39:55.  
  • 26. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2016, p. 483  
  • 27. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Paris, Gallimard, 1999.  
  • 28. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2016, p. 167.  
  • 29. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Paris, Folio / essais, 1989, p. 203.  
  • 30. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Paris, Folio / essais, 1989, p. 81-82  
  • 31. Lupo Stéphanie, Anatoli Vassiliev, « La recherche d'un théâtre spirituel » in Revue Russe, n°29, 2007, pp. 115-124.  
  • 32. Anatoli Vassiliev, trad. Martine Néron, Sept ou huit leçons de théâtre, Paris, P.O.L, 1999, p. 129.  
  • 33. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Paris, Folio / essais, 1989, pp. 170-171.  
  • 34. Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, Paris, Folio / essais, 1989, pp. 124  
  • 35. Chloé Larmet, «Paroles de Valérie Dréville» in Expériences de voix, Op.Cit., 2016, p. 430.  
  • 36. Valérie Dréville, Face à Médée: Journal de répétition, Paris, Le Théâtre d'Actes Sud-Papiers, 2018, p. 43.  
  • 37. Mathilde Serrell et Martin Quenehen, « Dominique Blanc et Valérie Dréville : Je est une autre. » in PING PONG, France Culture, 29 mai 2017 + [https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/dominique-blanc-et-Valérie-dreville-je-est-une-autre-avec-en- live-izo-fitzroy] (consulté le 5 Novembre 2019).  
  • 38. Pierre-André Boutang, « Heiner Müller à propos de la fonction du théâtre », INA, 1989. + [https:// fresques.ina.fr/europe-des-cultures-fr/fiche-media/Europe00164/heiner-muller-a-propos-de-la-fonction-du-theatre.htm] (consulté le 5 Novembre 2019).  
  • 39. Valérie Dréville, Face à Médée: Journal de répétition, Paris, Le Théâtre d'Actes Sud-Papiers, 2018, pp. 49-50.  
  • 40. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2016, p. 286.  
  • 41. Thomas Bernhard (trad. Gilberte Lambrichs), Extinction, Paris, Gallimard, 1999.  
  • 42. « Il faut retrouver en soi comment aller trop loin. Ne pas s’empêcher d’explorer. Ce serait se priver de notre vie même, parce que nous vivons tout le temps au delà de l’extrême, mais en occultant de toutes nos forces. C’est peut-être ça, la maladie : que le dépassement soit frappé d’interdiction. »
    Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2016, p.29.  
  • 43. « Mais moi je n’existe pas. Je n’existe pas. [Serge Merlin] ne m’intéresse pas du tout. Merlin machin. Je joue des personnages parce que sans doute je ne serais jamais moi-même. Je ne cherche pas être moi-même dans mes personnage. Il se trouve évidement qu’il y a une adéquation très phagocytée, une dévoration mutuelle de tout ça parce que sinon la vie ne serait pas là. Mais moi je ne m’intéresse pas à moi. Je m’intéresse à ce qui est là, à ce qui va naître. Evidement faut que je l’alimente avec mon steak, avec ma chaire, avec ça là cet engin. Alors cet engin évidement il faut lui donner beaucoup de chose pour qu’il arrive à produire cette chose curieuse, étrange, particulière et singulière et qui doit passer pour le comble de la simplicité. Mais moi je suis une création de théâtre ça s’arrête là. Alors évidement je suis un être humain comme tout le monde tout autour mais moi je ne suis pas moi. Je n’ai rien à faire avec ce bonhomme qui n’est rien du tout par rapport à ce que je fais sur un plateau. N’en parlons plus il n’est pas là…. C’est moi qui suis là avec vous bien sur. » in Joëlle Gayot, « Samuel Beckett / Serge Merlin / La dernière bande » in Changement de décor, France Culture, 2012, 00:08:50.  
  • 44. Joëlle Gayot, « Samuel Beckett / Serge Merlin / La dernière bande » in Changement de décor, France Culture, 2012, 00:04:25.  
  • 45. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2016, p. 507.  
  • 46. Joëlle Gayot, « Samuel Beckett / Serge Merlin / La dernière bande » in Changement de décor, France Culture, 2012, 00:16:20.  
  • 47. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, p. 85.  
  • 48. Laure Adler, « Serge Merlin: "Je suis mal-aimé" » in Hors-Champs, France Culture, 2016, 00:22:18  
  • 49. Jon Fosse, trad. Terje Sinding, Voix sans paroles, programme de Namet (Le Nom), Scene Nationale de Bergen, mai 1995.  
  • 50. Claude Régy, Ecrits 1991 - 2011, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2016, p. 401.  
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